Il y a l’envie d’interroger cet acte, rituel écolier qu’on m’a raconté : une fille, dans une école, attrapée et forcée d’embrasser le « garçon le plus moche », quasiment à chaque récré, parce que différente. Porter à la scène ce que devient l’éventuelle culpabilité, 25 ans après, interroger ce que ça voulait dire, par les mots et par le mouvement. Alors pour construire et reconstruire la séquence, aller à la rencontre d’enfants : pas pour la rejouer avec eux et elle, mais pour questionner ensemble les problématiques liées à la différence ; en dansant, en jouant, comment appréhender l’autre, en exprimant sa propre singularité.
Il s’agit de préparer la création du spectacle autour du souvenir en créant une autre forme, avec les enfants, qui soit davantage une tentative de s’extraire des rapports discriminants habituels, et en particulier la barrière fille/garçon, à partir d’un travail de libération de la parole, et d’une recherche corporelle sur ce que c’est que faire groupe, faire bande
« Mon premier baiser ? Alors c’est un peu particulier, j’étais en maternelle, et à chaque récré, enfin quasiment, ben toute la cour me courait après, bon ils finissaient toujours par m’attraper, généralement, et là ils me tenaient, et le garçon le plus moche de l’école venait et m’embrassait de force, avec les dents en plus. Puis ça se dispersait. » En entendant cette histoire, défilaient en moi plein d’images qui n’avaient rien à voir avec l’école maternelle : femmes rasées et poursuivies par des groupes en liesse, voire récits d’enfants soldats du Burundi sur les viols de guerre qu’on leur imposait de commettre... Fascinant comme ces enfants en maternelle avaient intégré les codes de notre histoire collective. Parce que les histoires d’humiliation publique d’un bouc émissaire, c’est une chose : lui faire manger de la terre, lui cracher dessus, je ne sais pas... mais un baiser forcé, à l’échelle de l’école maternelle, c’est presque un viol, et la victime, sans hasard, est une fille.
Alors j’ai eu envie de raconter l’histoire d’une amie d’aujourd’hui de cette fille devenue grande, et qui décide d’en finir avec l’impunité des enfants persécuteurs. Elle invite l’ancienne victime, et, sans lui en parler, plusieurs personnes de l’école maternelle, qu’elle va confronter peu à peu à leurs actes passés, réglant ses comptes à la manière du juge des Dix petits nègres d’Agatha Christie – sans forcément aller jusqu’au meurtre pour autant. Victime et bourreaux de jadis se retrouvent confronté.e.s à ce passé enfoui.
Cinq personnes au plateau, la fille de l’histoire, son amie justicière, et trois qui étaient dans la bande coupable : une meneuse, un suiveur, et le fameux garçon le plus moche. Toutes et tous vont se retrouver aux prises avec ce souvenir qu’ils et elles auraient préféré laisser où il était. Le spectacle se construira à partir d’un travail de plateau, qui sera nourri par l’élaboration de matériaux fournis. C’est dans ce premier temps de la création que s’inscrira le projet développé avec « Création en cours ».
Cela consiste en l’entrée dans les processus d’écriture qui mèneront au spectacle. Des textes de différentes natures seront les premières matières composées : bribes de scénarios, canevas d’improvisation, et, surtout, monologues. En effet, je souhaite entamer la recherche avec les interprètes de manière individuelle, en leur proposant un texte de départ pour la figure qu’ils vont incarner. Ce travail individuel conduira aussi à la conception de solos qui viendront ensuite alimenter la création avec le groupe.
Toute cette phase d’écriture s’appuiera sur les recherches menées parallèlement avec les enfants. Les ateliers que je souhaite proposer aux enfants ont en effet deux finalités. La première est de mener à la création d’une forme avec eux, entre danse et théâtre, où on tenterait de définir ensemble ce que ça fait de bouger ensemble, de jouer ensemble, et jusqu’où ça peut ou ça ne peut pas aller, à travers des prises de parole individuelles et des séquences de mouvement de groupe. Il s’agira de les amener à profiter de la force porteuse du collectif, tout en les amenant à s’interroger sur les moments où cette force peut engendrer des problèmes pour celles et ceux qui en sont exclus ; comment l’identité de chacun et chacune peut s’intégrer à celle du collectif, et comment ne pas l’y aliéner. Le développement de ces réflexions avec les enfants sera mené en collaboration avec Anne-Perrine Tranchant, formée en philosophie avec les enfants. Il consistera en des séances de dialogue collectif qui s’attacheront à définir des mots tels que le « groupe » et « l’appartenance ». À partir de ces séances, je composerai des textes que je proposerai aux enfants, puis les accompagnerai dans la direction d’acteur pour qu’ils s’en emparent, et ces prises de parole structureront la forme finale. Ces textes feront ensuite partie des matériaux pour la création du spectacle adulte Bande d’enfants, et c’est là la deuxième finalité de ce travail avec les enfants.
De même, toute la recherche dansée qui sera menée avec eux servira de base à l’écriture chorégraphique de la pièce adulte. Lors des ateliers avec les enfants, elle reposera sur deux lignes d’exploration. L’une, collective, sera consacrée à l’appréhension de l’écoute de groupe, et à des manières de bouger ensemble sans faire la même chose. L’autre, par petits groupes, consistera en l’invention de petits portraits sans parole, autour de comment se présenter avec mon corps, qu’est-ce que mon corps dit de moi. Dans les deux cas, les moments de danse avec les enfants prendront la forme de voyages imaginaires qui les amèneront à bouger, dans le mouvement, faisant naitre la danse comme par hasard, par accident. Cette entrée presque par effraction dans la danse sera également importante dans l’élaboration de la pièce adulte. C’est ainsi que chaque interprète de la pièce sera amené à m’accompagner sur une intervention avec les enfants, pour jouer et danser avec eux ; la mémoire de cette séance de travail sera fondamentale dans l’élaboration de son solo-personnage.
Même si je suis l’unique porteur de projet, je ne serai donc pas seul tout le temps de la création, ni tout le temps passé dans l’école. Anne-Perrine Tranchant sera le plus souvent présente, dans la mesure où son expérience dans l’encadrement d’enfants sera précieuse pour le travail. Les cinq interprètes de la pièce adulte viendront également chacun et chacune une séance. Il s’agit de Pauline Chabrol, Thomas Couppey, Suzanne Dubois, Laura Elias et Simon Peretti, tous les cinq ayant une formation de comédiens et danseurs L’enjeu est de les intégrer en partie à cette phase initiale du projet auquel ils sont amenés à participer par la suite : dans la mesure du possible, ils seront également présents, dans le public, à la présentation du travail des enfants. Les séances auxquelles un interprète sera présent seront aussi les occasions de disposer d’un point d’appui pour les enfants, et que les dynamiques d’exclusion du groupe pourront être explorées en contrepoint au travail, étant donné qu’il n’est pas question de diviser ainsi le groupe des enfants.
Les deux volets de ce projet – la création de la pièce adulte à moyen terme, et la forme avec les enfants à court terme – se complètent donc. La création du spectacle adulte s'articule à tout le travail qui pourra être mené au sein du dispositif « Création en cours », tandis que ce dernier offre un ancrage à partir duquel pourra croitre le spectacle adulte.
Cela répond de plus à une double envie personnelle : celle de travailler avec des enfants dans un cadre qui ne soit pas simplement celui de la transmission, puisque lié à un travail de création, et celle d’inventer pour chaque projet de création un processus original, qui permet d’irriguer la pièce à venir avec des éléments extérieurs au studio-chambre noire.
Par le(s) artiste(s)