Le Village aux mille roses est un conte contemporain qui prend le parti de la douceur pour exprimer la violence. En le mettant en scène dans un théâtre d’ombres, il s’agit de mettre en images poétiquement des événements difficiles à exprimer pour prendre de la distance avec eux et pouvoir échanger et réfléchir à leur sujet. En s’appropriant ce récit et les thématiques qu’il soulève tout en explorant toutes les possibilités scéniques et spectaculaires offertes par le théâtre d’ombres, les enfants approcheront par un biais détourné la violence de notre monde, et nous y chercherons ensemble des clés de compréhension. Ils découvriront la force des mots et de la poésie à travers des oeuvres littéraires qui se sont penchées sur des sujets tels que la guerre ou les attentats, et la force des images poétiques créées avec la simplicité des ombres.
Le Village aux Mille Roses est un conte écrit juste après les attentats du Bataclan, au sujet duquel l’auteur, Philippe Nessmann, dit qu’il voulait « écrire quelque chose pour tenter de dire l’indicible, d’expliquer l’inexplicable aux enfants. » En m’en emparant pour le placer sur une scène de théâtre, il ne s’agit plus seulement de dire, mais également de montrer. Ce conte traduit poétiquement à travers la métaphore des roses la montée d’un terrorisme d’état au sein d’un village, la terreur qu’il suscite chez les villageois, puis la résistance engendrée et enfin la rébellion.
Si j’ai choisi ce conte, c’est parce que j’y ai trouvé des mots que je n’aurais su écrire. Je me suis souvent demandé comment agir, en tant que faiseuse de théâtre, et quelle utilité je pouvais bien avoir face à tant d’atrocités et d’incompréhension. Il se trouve que je l’ai eu entre les mains car il a été écrit en hommage à l’une des victimes en particulier, dont j’étais très proche, et le biais emprunté par son auteur m’a décidée à enfin agir, à ma façon. De plus, le fait de prendre la parole à travers un conte installe une distance fictionnelle et poétique nécessaire pour aborder cette réalité difficile à expliquer avec les enfants. L’emploi de la parabole n’éloigne pas forcément de l’événement initiateur de la narration, mais transforme le regard afin d’y accéder différemment. Si les contes sont aussi universels, c’est justement parce que leur aspect métaphorique leur fait prendre de la distance avec la réalité et leur confère une réelle force. Comme l’explique Bettelheim, ils sont nécessaires au bon développement de l’enfant car ils regardent le monde à travers un autre point de vue, le leur. Les oeuvres littéraires, et par extension la parole théâtrale qui s’en empare (et donc l’acte poétique, qui les rassemble) sont un rempart et une forme de résistance contre la violence, la bêtise, la haine. De nombreux auteurs l’ont déjà prouvé. On peut songer à Suzanne Lebeau, s’emparant du difficile sujet des enfants-soldats pour en faire une pièce pour le jeune public au succès incontestable, à Ismaël Saidi et à sa pièce Djihad, qui traite avec humour d’une question actuelle et destabilisante et qui tourne sans s’arrêter depuis plus de deux ans, ou encore à Liliane Atlan, dont l’oeuvre est nourrie de son expérience de la seconde guerre mondiale et de la Shoah. Chacune de ces oeuvres poétise la violence, c’est ce que j’aimerais réussir à faire dans ma création, afin de pouvoir en parler en douceur. J’ai décidé de mener ce projet alors que je m’interrogeais sur mon utilité face à la violence du monde en tant qu’artiste, et j’ai fini par comprendre que les mots, que l’art sont une lutte, une révolte, une action qui a du sens. C’est ce constat que j’aimerais partager avec les enfants en leur permettant, comme moi, de découvrir des oeuvres existantes, et en leur proposant d’en faire l’expérience sur la scène.
Je crois qu’il est absolument primordial de s’adresser aux enfants. Mes expériences passées en matière de création et de recherches se sont déjà centrées sur l’enfance et l’enfant, précisément parce que je crois qu’il est à la fois le spectateur idéal et le spectateur à toucher. Les enfants grandissent, et les « grandes sociétés » dans lesquelles nous évoluons ne sont que la continuité des « petites sociétés » dans lesquelles ils évoluent. C’est pour cela que selon moi, l’action qui se passe auprès des enfants me semble la plus motrice de changements. Car leur proposer le dialogue, leur expliquer les discordes, leur permettre de s’exprimer et ouvrir leur imaginaire en leur faisant découvrir des textes, des spectacles, des musiques, des cultures diverses, voilà qui les aidera à mieux grandir, dans des valeurs de tolérance, de respect, de curiosité et de bienveillance. À mieux grandir, puis à construire une société fondée sur ces valeurs. Je pense qu’il ne faut pas établir de tabou. On peut -et il faut !- parler de la guerre et des attentats aux plus jeunes, l’important est de trouver les mots, à la fois pour qu’ils comprennent, et pour qu’ils s’y intéressent. La solution que je trouve la plus pertinente est la transformation de la réalité par l’art, et j’aimerais pourvoir faire découvrir aux enfants la force que peuvent avoir certaines oeuvres qui s’emparent des sujets violents. J’ai choisi la poésie : celle des mots, d’une part, dans les oeuvres des auteurs, des mots avec lesquels il faut s’amuser, selon Karin Serres (et il suffit de lire son Frigomonde pour se rendre compte du ludisme avec lequel elle écrit, afin que les comédiens de tous les âges puissent s’amuser à prononcer son texte), et celle des images d’autres part.
En tant que metteure en scène, je suis très attachée à la beauté visuelle, et je porte une attention particulière à l’ambiance que je souhaite installer. Mon objectif est de réussir à immerger le spectateur pour un temps donné dans un monde créé de façon artisanale, à la théâtralité assumée, mais qui ne fait pas moins voyager, et dont le propos est aussi profond que l’apparence est soignée. Mes spectacles sont travaillés de façon collective et « faits à la main », avec patience et passion. J’aborde la construction d’un spectacle comme un jeu d’enfant, j’aime chercher des solutions avec les comédiens dont je suis entourée, avec ce que nous avons sous la main, m’en amuser, découvrir comment détourner les objets, comment remettre en question ce que j’avais d’abord imaginé, ce qui n’est malgré tout pas toujours facile. Mais c’est le travail du metteur en scène. Entrer en voyage, pour expliquer le monde. Voilà ce que je veux réussir à faire.
Lors de mon année de master 2 parcours « écriture dramatique et création scénique » à l’université Jean Jaurès de Toulouse, j’ai eu la possibilité de construire une première étape de travail scénique en parallèle de ma réflexion universitaire sur la représentation de la violence dans le spectacle jeune public contemporain. Ma mise en scène du village au mille roses s’articule autour de deux espaces : séparé en deux dans la profondeur par un drap blanc, le plateau comporte une avant-scène en arc de cercle autour de laquelle les spectateurs sont assis et où les comédiens évoluent, et également un fond de scène qui servira d’espace de jeu aux comédiens, mais dont les spectateurs n’auront de visibilité que grâce aux ombres qui seront projetées sur le drap.
L’avant-scène, couverte de fleurs multicolores en feutrine et équipée d’un petit banc représente un espace public, la place du village où chacun se croise, se salue, se sourit, se chamaille. Les ombres portées visibles sur le drap donnent vie aux espaces privés : la serre de la jardinière où naissent les fleurs noires qui sèmeront la discorde, ainsi que les rosiers multicolores qui rétabliront la paix, et les jardins des villageois, où se rendent les gardes pour découper les rosiers colorés sur ordre de la régente. (Au stade où en est l’adaptation scénique, ce sont des comédiennes qui interprètent «le jardinier» et «le chef», que nous avons choisi de transposer en «régente».)
Enfin, en avant scène, il y a également la figure emblématique du conte, en la personne de la narratrice, que j’interprète. C’est elle qui orchestre l’ensemble du spectacle : elle s’occupe des lumières, raconte, s’adresse au public, et s’applique également réaliser des bruitages à l’aide de petits objets variés (ciseaux, gobelet, eau, oiseau en bois, clarinette...). La figure de la narratrice permet de créer un contact, et assume la théâtralité de la représentation : elle est maîtresse du jeu. Elle met en lumière et en son les comédiens, à vue. C’est du moins ce que je souhaite et c’est une figure pour laquelle j’ai besoin d’un temps de recherche au plateau car je n’ai pas encore pu bien l’expérimenter, ni trouver son placement idéal pour qu’elle incarne vraiment ce rôle de médiatrice, et de créatrice de l’action.
Cette mise en scène, que j’aime également appeler une mise en images, comporte des parties entières sans parole, et porte une attention particulière aux corps. Le travail des ombres le nécessite, mais ils permettent également d’exprimer des émotions qui seraient minimisées par des mots, et pour lesquelles ces derniers ne suffiraient pas. C’est «l’inexplicable» dont parle Philippe Nessmann. La parole a donc une place particulière qu’il me faut encore creuser, afin d’être précise avec elle (et avec la musique et les sons) autant que nous le sommes dans les corps, vecteurs d’émotion. Il s’agit de garder l’essence de l’oeuvre littéraire, et de l’utiliser à bon escient dans un travail qui l’exprime déjà corporellement et visuellement, afin qu’un équilibre juste se fasse sur le plateau.
La précision et la rigueur de travail et de réflexion quant aux signes donnés à voir sur scène doivent être à la hauteur des valeurs que nous voulons véhiculer (le partage, la tolérance, le respect, l’altérité, la mixité), et à la hauteur du public que nous souhaitons toucher, et avec lequel nous voulons créer de réels moments de partage. Je crois que les enfants sont les spectateurs les plus exigeants, parce que les plus sincères, et nous leur devons un travail de qualité afin qu’ils puissent s’y intéresser, et que l’échange soit possible.
Par le(s) artiste(s)
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