Se rencontrer, être ensemble, se séparer : la fin d’un projet

Se rencontrer, être ensemble, se séparer : la fin d’un projet

Publié par Louis Barreau

Après une deuxième semaine de travail avec les danseurs de AD BEATITUDINEM à Montmoreau Saint-Cybard en mai, et de très beaux moments d’échange avec les enfants, je suis revenu pour la dernière fois. Trois dernières journées ensemble, derniers instants de danse, d’humanité, de partage et de simplicité. 

Depuis les toutes premières séances, les enfants ont changé : leur esprit est devenu grand ouvert, parce qu’ils ont toujours été curieux. L’esprit grand ouvert, et petit à petit, le corps aussi, grand ouvert. Les enfants sont disponibles, ils ont pratiqué la danse, ils ont vu la danse, ils ont fait l’expérience de la danse, et comme dans toutes les expériences de la vie, ils ont appris, ils ont compris. Les choses les plus compliquées sont parfois devenues les choses les plus simples, la compréhension est ailleurs, elle est descendue dans le corps, par le corps. 

Après toutes ces journées de travail – ayant mêlées théorie, pratique et observation – nous sommes désormais prêts à préparer la restitution de fin de projet, celle que nous appellerons aussi le “spectacle”. 

Lundi et mardi, nous consacrons les journées entières à la composition de ce qui deviendra une petite oeuvre chorégraphique. Les récréations sont brèves, et le travail assidu, mais toujours nous parlons, nous rions, et nous comprenons tous, implicitement, que nous sommes en train de vivre une expérience singulière. Je dis aux enfants : « Je travaille avec vous comme je travaille avec les danseurs professionnels » ; je leur dis : « J’ai la même exigence avec vous qu’avec eux », et c’est vrai. Les enfants me font confiance et je leur fais confiance, l’enseignante aussi nous fait confiance, et sa présence attentive permet de faire le lien, de nous rassembler tous. Comme dans AD BEATITUDINEM, où les deux danseurs sont à l’unisson du début à la fin de la pièce, je propose aux enfants une structure chorégraphique faite de parties traitant toute de la question du « faire ensemble ». Être à l’unisson tous ensemble, être à l’unisson à deux, à trois ou à quatre. Les enfants cherchent et proposent la matière gestuelle, ce sont eux qui donnent à la structure que je propose toutes ses couleurs, toute sa densité. On travaille dur et on se prépare – comme on le ferait avec les danseurs d’une compagnie – à l’expérience de la représentation devant un public, celle qui nous fait vivre et mourir symboliquement, celle – si forte – qui fait qu’un être humain ne peut plus être la même personne après l’avoir vécue. Ce qui compte, en réalité, ça n’est pas “la danse” à proprement parler, c’est ce qui la porte, ce qui fait qu’elle existe ; ce qui compte, ça n’est pas “le geste” que l’on voit, mais celui qui se passe à l’intérieur de nous-même ; ce qui compte, ça n’est même pas le fait d’être sur scène devant des spectateurs, mais c’est de vivre une expérience qui fait sens au-delà de notre existence. Autant d’éléments dont nous parlons, pendant les répétitions, et qui accompagnent les enfants dans leur recherche d’intentions et de choix – même inconscients – d’interprétation. 

Et puis le spectacle arrive. Dans le gymnase, à l’intérieur d’un très grand carré dessiné par les différentes lignes qui marquent l’espace consacré à la chorégraphie, les enfants deviennent, en face de leurs familles et pour 10 minutes, des danseurs. Les lignes au sol ne délimitent plus des terrains de foot, de basket, de handball ou de volley-ball, elles deviennent les prolongements des corps dansants ; elles n’ont plus pour unique raison d’être le fait de circonscrire des zones à jouer, elles font parties de la danse.

Les enfants prennent à eux seuls l’entière responsabilité de la danse, ils sont prêts, ils sont précis et ils sont présents. Les images sont fortes, très émouvantes : c’est l’enfance créative et structurée qui nous parle, l’enfance force et l’enfance fragile, l’enfance qui croit en son présent, en son avenir. 

Les applaudissements du public sont chaleureux, profonds, même s’il découvre pour la première fois un tel projet, si loin de tout ce à quoi il pouvait s’attendre en pensant à “la danse”.

Le dernier jour, mercredi, nous prenons le temps de nous parler du spectacle de la veille, d’en visionner la captation. Certains enfants baissent la tête et se cachent les yeux quand ils se voient à l’écran, peut-être parce qu’il est trop fort pour eux de se découvrir si épanouis, si authentiques, si dépouillés. D’autre enfants gardent les yeux rivés sur l’écran jusqu’à la fin, et en regardant bien, je crois percevoir des yeux qui se remplissent de petites larmes, pas des larmes de honte ou de tristesse, mais larmes de joie, d’espoir. Ce sont les larmes du coeur, celles qui coulent très profondément à l’intérieur de nous-mêmes, et qui disent que quelque chose a changé pour toujours dans notre vie, que nous ne serons plus le même être humain qu’avant désormais. Presque tous les enfants le diront, désormais ils auront moins peur, désormais ils auront d’avantage confiance, désormais, en somme, il seront plus proches d’eux-mêmes. 

Je leur dis que cette grande valise qu’ils se sont constitués au fil du projet sera toujours avec eux, et que même s’ils l’oublient, ils pourront toujours s’en servir au-delà de la danse, à l’école, dans leur famille, dans leur vie. Le corps n’oublie jamais, et cette valise remplie par la danse, ils pourront toujours l’ouvrir, quand ils le voudront, pour toute la vie. 

Et puis il faut penser à se dire au revoir, même si l’on voudrait rester ensemble, parler encore, danser encore. D’ailleurs les enfants dansent encore, ils décident de refaire le spectacle devant tous les autres enfants de l’école, juste avant notre séparation. Le spectacle recommence : les visages sont souriants, les corps s’ouvrent encore d’avantage, le bonheur est lisible dans le geste, dans la présence, dans l’énergie qui porte le groupe. Le désir de danser rend heureux. Dernier spectacle, puis retour en classe, où nous nous dirons vraiment au revoir.

On se dit au revoir dans le lieu de l’apprentissage et du savoir, dans le lieu de connaissance, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. C’est dans la classe, à l’école, quand se dit au revoir, pas au gymnase : encore une façon de se souvenir que tout ce que l’on a appris par la danse déborde les limites de la danse elle-même, et que cela continue de vibrer ailleurs, à l’endroit où les esprits grandissent, se forment, et se préparent pour une longue vie à venir. 

Il est douloureux de se dire au revoir, mais j’explique aux enfants que comme dans la danse, comme dans le spectacle, on ne fait dans la vie que se rencontrer et se séparer : la vie n’est qu’un enchaînement de prises de contact et de séparations, à nous de les rendre conscientes, de les vivre pleinement. Et comme en danse, comme dans le spectacle, une fois que l’on s’est séparé pour passer à une autre étape, on continue à vivre. Se rencontrer, être ensemble, se séparer : vivre, en cherchant toujours comment être le plus présent possible à soi et à l’autre, comme lorsque l’on faisait des gestes ensemble. Vivre, en cherchant toujours comment se rapprocher au plus près du bonheur. Vers le bonheur, à chaque seconde de nos vies ; vers le bonheur, au fil des ces vingt journées passées les uns avec les autres ; vers le bonheur, toujours, même après le câlin collectif pour se dire au revoir, même après le dernier signe de main avant de fermer la porte, même dans les larmes du coeur quand on se souvient des moments passés ensemble.

Souhaitons-nous à tous d’y voler, toujours, vers le bonheur. Volez-y les enfants, volons-y les grands ! Volons, volons, nous avons de beaux jours devant nous…