« J’ai changé, sachez-le, mais je suis comme avant
Comme me font, me laissent, et me défont les temps
J’ai gardé près de moi l’étole d’engoulevent »
Engouer. Étouffer, obstruer le gosier. Passionner, enthousiasmer d’une manière excessive, et souvent éphémère. Engouer.
Engouer le vent. Être ivre d’air. « Stupide d’air » écrit le cycliste Charles Henri Cingria. L’avaler en longues coupantes goulées. Se tenir gorge déployée, le rire repoussé dans le fond de la glotte par un mouchoir en boule d’air. Offrir toutes les surfaces de votre constitution intérieure à la langue du vent. S’il pouvait vous descendre jusqu’au nombril par la trachée, vous jouiriez.
Engouer le vent. Enrouler vos doigts dans ses cheveux vapeur. Créer une sensation d’amour avec le vent. L’animer et être animée par lui. Vous enthousiasmer d’une manière excessive, accueillant excessivement un dieu en vous, dans votre ventre vos tempes ses tourbillons et ses souffles.
Engoulevent, perdre les esprits.
Engoulevent, la carte de moi est dispersée.
Engoulevent, croire à sa ferveur m’a effritée aux quatre coins du jardin.
Engoulevent, rassemble les fragments.
Engoulevent, je serai fauve et bond plutôt qu’entendre encore le bruit de papier déchiré.
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Cet hiver, je passais du temps dans les livres, à la rencontre du vent dans la littérature, la poésie, les arts — caressant une lointaine aspiration anthologiste. Parallèlement, je recueillais auprès de proches leurs souvenirs du vent, des vents. Étonnement, le vent n’est pas une figure tant célébrée dans nos contrées.
Dans l’attente d’un corpus plus fourni, pouvant consister un portrait du vent, je me mettais en quête d’une forme plastique, spatiale, apte à endosser cet horizon chahutant. Les recherches me portèrent vers des formes évoquant le tourniquet, la crécelle, la lanterne, le moulin à vent… puis des formes plus aériennes et ailées… Un jour, un croquis donna une impulsion nouvelle : il préfigurait une houle de papier (de feuilles volantes, peut-être échappées des rayons d’une bibliothèque…) à l’intérieur de laquelle le visiteur serait invité à déambuler, pour découvrir textes, dessins, collages… portés sur le dos de l’air. En fait de dos d’air, il s’agirait d’une fine structure en bois, articulée, munie de balanciers, créant l'illusion de suspension. Diverses tentatives menèrent à des modules tripodiques, pouvant soutenir six larges feuillets, pincés au centre et maintenus dans leur verticalité par de petits poids de 80 grammes.
Le prototype enfin achevé, en tourillons de hêtre de 6 et 8 mm de diamètre, je reproduisais plusieurs modules identiques, pouvant s’assembler dans l’espace de façon très variée.
De la même manière qu’une de mes précédentes pièces, Palimpseste, cette dernière structure, Engoue le vent, est un support mobile et démontable destiné à accueillir documents ou œuvres sur papier. La houle qui le revêt peut s’improviser, se transformer à souhait.
Cependant, tandis que Palimpseste évoque la voûte crânienne, l'attirail pensif, la stratification de la mémoire, et présente des documents serrés, compulsés, en couches, Engoue le vent a davantage vocation de présenter des bribes, des échappées, des éclats et fragments dispersés, fidèlement à l’esprit espiègle du vent, qui aime à défaire et essaimer.