2074

Publié par Julien Lewkowicz

J’ai proposé aux élèves de l’école Evelyne Nirouet d’enterrer une capsule temporelle pour les enfants de 2074, qui, à leur place, peut-être, en enterreront une après avoir déterré la leur. 

Je me suis dit que je pouvais à mon tour y laisser quelque chose; un mot, une lettre, une trace de moi, à la veille de mes 32 ans. 

Le 12 juin 2024, 

 

Chères toutes, chers tous, 

 

Je voulais directement vous adresser cette lettre, y poser vos prénoms un à un mais j’ai peur d’en omettre. Pardonnez-moi. Je sais qu’à vos âges aussi l’oubli est un vertige.
Je vais être honnête : sachez qu’aujourd’hui - et aujourd’hui seulement - je peine à être là, pleinement. Je voudrais m’échapper et m’allonger au soleil mais je ne peux pas. Le goudron de votre cour de récréation suinte sous la chaleur, je risquerais de me brûler la peau. Aussi, rien ne me rebuterait plus que d’être, dans vos mémoires, l’homme « qui venait nous faire faire du théâtre et qui s’était allongé dans la cour de récréation un jour de juin, tu t’en souviens ? » Alors je plonge dans vos yeux immenses (ils paraissent immenses mais en réalité ce sont vos visages qui sont minuscules) et je vous fais parler. Je me surprends à penser les courbes et les sillons qui vont creuser vos corps, je les scrute. Il y a quelques années, à New York, je dînais chez un homme d’une soixantaine d’années qui m’avait montré, sur un mur, un portrait de lui au fusain qu’une amie lui avait offert dans les années 1980. J’aurais pu croire qu’elle l’avait dessiné quelques jours auparavant seulement. Quand je m’en étais étonné il m’avait expliqué qu'elle avait su déceler les formes que son visage allait prendre; que le temps, ensuite, n’avait fait que révéler ce qui était déjà là. Je voulais faire pareil avec vous mais je sais mieux rajeunir les figures.

Je me demande aussi à quel point ce que je vous ai raconté vous traverse; si, alors que vous lisez cette lettre, ma voix, mon allure vous reviennent, ma Mercedes grise, cabossée, mes santiags de cowboy, ma boucle d’oreille en toc et mon mascara bon marché sur les cils. Si cette image de moi s’est figée dans un coin de vos mémoires ou si j’y ai tout à fait disparu. Quand je feuillette les albums photos de mon enfance, je m’attache aux inconnus qui y figurent; aux adolescentes qui bronzent sur la plage derrière les châteaux de sable que je passe des heures à bâtir, aux hommes âgés qui marchent péniblement dans la rue alors que mon père, encore agile, m’attrape d’une main et d’un sourire. Je me demande aussi sur combien de photos prises par des inconnus je figure à mon tour; sur combien de frigos suis-je l'enfant qui pleurniche derrière.

Peut-être que vous ne m’avez pas tous oublié. Peut-être même que certains savent parfaitement de quoi je voulais parler, que derrière mes obsessions pour la famille, le manque et la réparation, se cachait la peur du danger. Peut-être que vous m’aviez compris, vous qui n’aviez pas la moindre idée de quoi me raconter au départ, vous qui, comme moi, peiniez à conjurer le silence. L’une d’entre vous, hier, m’a dit que toutes ces histoires là la « remuaient », qu’elle n’aurait pas eu l’idée de « poser toutes ces questions » à sa grand-mère si je n’avais pas été là. Mieux encore, elle m’a parlé de courage; le courage de demander - avant qu’il ne soit trop tard, aurais-je pu ajouter.
J’aurais pu, défait, céder à cette amertume mais l’avantage d’avoir été un enfant à part c’est qu’à force d’espérer en vain que l’on me réponde, j’ai pris l’habitude de parler tout seul. Une autre m’a dit « ce que j’aime bien avec toi Julien c’est que tu réponds à toutes nos questions, même les questions débiles de L. t’y réponds à chaque fois ». C’est, à vrai dire, que j’essaie de vous écouter. J’essaie de vous écouter malgré le vacarme. Celui que vous faites et que je dois écraser avec ma voix de stentor, mais aussi celui du dehors; celui que vous n’entendez pas toujours. Ça, c’est l’enfance, profitez-en. Il y aura bien des jours assourdissants. J’espère simplement que vous aurez le courage de les raconter. Peut-être même que là, c’est le bon moment. C’est 2074, et, à l’abri de la chaleur, (je fais ce que je peux pour imaginer les choses autrement mais c'est inévitable) vous attrapez une feuille et un stylo pour écrire. Ou quelqu’un près de vous pour parler. L. aussi disait : « Quand je chante, je ressens de la joie. Et quand je vais à l’église, je chante un petit peu trop fort pour que tout le monde m’entende. Marie et Dieu m’entendent et ça m’apporte de la joie, et je ressens la paix. J’ai envie que la paix soit dans le monde entier. » Et j’ai d’abord pensé que si l’Abbé Pierre et Miss France avaient fait un enfant, ce serait L., puis j’ai pensé aussi que, quelque part, tout ce que je faisais moi, c’était à peu près pareil.

Si vous gardez le courage de chanter un peu plus fort pour que tout le monde vous entende, tout ira bien. 

 

Julien