En plongeant dans les récits des uns et des autres j’étais persuadé que la figure de mes grands-parents paternels allait bien finir par surgir, et, si leurs récits se sont épaissis au fil du temps, c’est celui d’un autre exil qui s’est imposé comme un relai. Celui des parents de ma mère, Donna et Emile, qui durent quitter l’Algérie en 1962. Alors que leur histoire m’ouvre la voie vers un autre projet, j’ai voulu clore ce journal de création en m’interrogeant sur l’urgence que j’avais à dialoguer avec les morts. C’est la dernière lettre que j’écris dans le cadre de Entre-Deux : C’est que les spectres ne dorment pas.
Cher Emile,
J’ai rêvé de Donna il y a quelques mois. C’était troublant de vérité, comme si le souvenir que j’avais d’elle était clair, de ses yeux vert-automne aux rides qui sillonnaient légèrement sa peau. Et sa longue djellaba bleue et dorée qu’elle portait les matins d’été. Je me suis même demandé si ce n’était pas son spectre qui m’apparaissait, si, parce que j’avais dormi dans ce qui fut autrefois sa chambre, à Chancelade, elle avait pu se glisser dans ma nuit.
Les rêves gardent la vérité. Iris me racontait : « il y a quelques années j’ai rêvé qu’on m’enlevait. J’étais plus jeune, dans mon rêve, et un homme qui me ressemblait venait me capturer dans mon sommeil. Il m’en arrachait même - et c’est terrible les rêves où tu rêves que tu dors et que quelqu’un ou quelque chose te réveille parce qu’après t’es persuadée que tu ne rêves plus, que c’est forcément la réalité quoi - et d’ailleurs quand tu finis par te réveiller pour de bon tu te sens… je sais pas… un peu trahie par toi-même, tu vois ce que je veux dire ? Comme si la « toi qui rêvais » était un peu conne, qu’elle aurait pu faire l’effort de ne pas se faire avoir et de se dire « oh c’est bon calme toi, c’est un rêve » bref… donc un homme me prenait en otage quoi et m’emmenait quelque part. Je me suis réveillée la gueule en vrac et je suis descendue prendre mon petit-déjeuner. Dans la cuisine ce matin-là il y avait ma mère et je lui ai raconté mon rêve, machinalement. Elle est devenue blanche comme un linge et elle m’a raconté que mon père avait essayé de m’enlever quand j’étais enfant. C’est d’ailleurs ça - c’est cette tentative d’enlèvement qui a précipité notre départ. »
Iris n’a jamais connu son père. Elle avait, plus tard, ajouté : « en fait, j’ai toujours pensé que c’était un connard. J’ai eu besoin de construire et d’entretenir l’image d’un homme froid et dur, l’image d’un homme qui jamais n’aurait pu manquer à ma vie. Mais j’aurais bien voulu qu’il le sache, tiens. »
Je me suis dit qu’Iris c’était tout le contraire de moi; que par ce projet j’avais voulu réveiller mes héros, et que, curieusement, je n’avais pensé ni à Donna ni à toi.
Je me suis rendu à Marseille, des semaines plus tard, pour écrire. Une petite fille dans le train, à quelques sièges du mien, a murmuré à son frère « tu vois les maisons bleues là-bas… c’est l’Algérie » et ses trois soeurs, plus âgées, se sont mises à rire derrière elle. C'était Aix-en-Provence.
Je ne suis pas sûr d’aimer que la Méditerranée jamais ne se retire. Le bord de mer, pour moi, c’est ta fille, les pieds cernés d’écume et les mains sur ses hanches rougies par le soleil, qui peine à supporter que l’océan, lui, se dérobe mais qui aime tellement mon père qu’elle le suivrait n’importe où. Alors elle tient bon; les vagues pourraient, d’un revers, la faire perdre équilibre et l’engloutir comme je crains toujours qu’elle ne m’aspire quand j’y perds pied, mais ma mère, elle, est plus solide que moi.
J’ai peur des fonds marins et je ne me baigne jamais loin du rivage. Aussi, ai-je peut-être, sans le savoir, peur d’être emporté par le courant. Ailleurs. Comme toi. Comme toi qui étais piètre nageur, comme toi qui, en quittant le port d’Oran, craignais sans doute de tomber par dessus bord, de plonger là d’où on ne revient pas, et, tenant d’une main ta fille et ton fils et de l’autre ta femme, te retournant sur les pierres d’un pays que jamais tu ne reverrais, je me demande si tu savais que cette terre, bientôt, nous serait étrangère.
À Marseille, 62 ans plus tard, de l’autre côté du rivage, je regarde la mer droit dans les yeux et le soleil me brûle la peau. Je débloque des vélos à 28 centimes la minute pour longer le Vieux Port, les Catalans, Malmousque, et m’asseoir contre un rocher au bord de l’eau. J’écoute le raï d’un homme arabe édenté qui m’attire. Il ouvre sa quatrième bière alors que je n’ai pas bu depuis des mois. Je me coupe les pieds sur le Vallon parce que je veux plaire à un garçon qui, parce qu’il est moins frileux que moi, se jette à l’eau en pleine ombre. Et plus tard, je le déshabille, parce que j’en ai bien le droit. Et au petit matin, je déambule entre les étals, en me répétant qu'on en avait bien le droit. Au petit-déjeuner je demande à mon meilleur ami s’il croit que Kate Middleton va mourir et avant même qu’il ne me réponde, je ris qu’elle va mourir, comme tout le monde doit mourir et je me crois malin. Et je me dis que, si tu me regardes, tu n’en penses pas moins. Je me dis que ta voix caverneuse est la seule qui, sans doute, là-haut, me défende, parce qu’on dit de toi que tu étais soupe au lait, taquin et rêveur, comme je le suis et que je t’aurais bien plu. Et je marche à nouveau, je descends à Noailles et je respire l’odeur des épices et de l’urine, et je reconnais vos silhouettes parmi la foule et je me dis que Donna et toi auriez su arpenter ce marché sans retenir votre souffle. Alors je rebrousse chemin vers les hauteurs de la ville. Là où elle se tait, là où je m’entends penser, là où je finis par me rappeler que de toi, ici, il n’y a presque rien. Et pourtant il y a la mer, la chaleur et le son guttural de l’arabe. Alors je me demande si dans le pays des autres, moi aussi je ne cesse de courir. Ce qui, je te l’accorde, me donne une longueur d’avance. Mais ce n’est pas pour cela que je t’écris. En réalité, je t’écris parce que j’aurais voulu lécher la peau de l’homme édenté qui bronzait à côté de moi; qu’à le regarder, j’avais senti que je me l’interdisais, comme si je m’empêchais de désirer les hommes qui pouvaient te ressembler. Non pas que je puisse craindre de te reconnaître en eux, non, mais que les mondes se confondent. Bien sûr, il ne s’agit pas que de ça. Il ne peut pas s’agir que de ça. Mais dans toutes les histoires que l’on me raconte il est question d’aveu. Et j’ai l’impression que ce qui m’obsède par dessus tout, c’est d’en avoir été privé.
Je passe mes heures à imaginer ce que l’on aurait pu se dire.
Julien