Le projet « À table ! corps parlants » est à la croisée de la vidéo, de la poésie sonore, de la sociologie et de la science-fiction. À travers le motif du repas, il s'agit de donner la parole à des objets et à des aliments. Sur un ton léger et via des motifs familiers, l'enjeu est d'inventer un mode d'expression et de communication nouveau, qui puiserait sa source dans le langage mais aussi dans le bruitage, dans la déformation de la voix (électronique ou mécanique), dans le mouvement et la lumière. Les corps parlants, fabriqués par nos soins, sont les porteurs de voix inédites et dessinent les contours d'une élocution émancipée au coeur d'une société où notre rapport au langage définit nos identités.
Le projet que je souhaite réaliser avec les enfants est une vidéo en 360° qui a lieu lors d'un repas et dans laquelle des objets et des aliments prennent la parole pour déterminer quel sera le langage du futur.
Dans « À table ! corps parlants », le récit est celui d'une quête. Les objets et aliments en présence se questionnent, échangent, débattent, chantent et produisent des bruits. Ils sont animés par la question suivante : qu'est-ce que sera le langage du futur? Cette ligne de fuite, au croisement de la sociologie et de la science-fiction, est celle qui me préoccupe pour l’écriture et la conception d’une installation multimédia intitulée « Le Banquet » (titre provisoire). Le temps de résidence « Création en cours » se dessinera sous la forme d’un champs/contre-champs, mon terrain de création avançant en parallèle du travail de transmission auprès des enfants.
Qu’est-ce qu’un nouveau langage ? Pour le déterminer, les objets et aliments explorent la parole, l'apprivoise et la façonne. Pour nous, l'enjeu se situe dans le fait de donner la parole à des formes inanimées et hybrides : de la vaisselle, du linge de table, des fruits, du pain ainsi que des objets mixtes que nous aurons créés à partir de ceux précédemment cités. À l'instar de la fable, la parole n'est pas détenue seulement par l'humain. Elle est portée par d'autres sujets. C'est une première hypothèse de réponse à leur question. En s'inspirant de grands principes comme le monologue, la conversation et le chorus, nous ferons naître une forme de discours oral porté par les objets et les aliments. Nous travaillerons sur la multiplicité des énonciations et laisserons une grande place à la poésie. En utilisant les codes de la vidéo, l'apparition de la voix sera scènarisée : via des jeux de lumières (halos, flashs, scintillement, ombres portées, etc), des repères spatiaux ou des mouvements de caméra.
Inspirée par des «voix poétiques» entendues au cinéma dans « Le Chant du Styrène » (1958) de Alain Resnais avec les textes de Raymond Queneau, à propos de la fabrication du plastique, ou dans « Le jeu de l'oie » (1980) de Raoul Ruiz, autour de la cartographie, je propose d'explorer une nouvelle forme de ventriloquie. Il n'est pas question de voix-off mais plutôt d'une voix qui viendrait de l'objet lui-même, qui émanerait de sa texture, qui rayonnerait de sa couleur. La forme du discours, le « parlé », sera directement imprégnée de la forme de ces sujets parlants. Voilà une deuxième hypothèse de réponse à notre quête. Dans la vidéo « Formose Phonique », réalisée en 2015, j'explorais la mise en récit au travers d'objets fixes, des minéraux. Des voix accompagnaient les mouvements de caméra autour des pierres agencées comme des paysages. Ma recherche autour de matières parlantes s'est ensuite approfondie en 2018 pour la pièce radiophonique « Plat de Résistance », fable écologique dans laquelle une larve et du plastique débattent des motivations du premier à ingérer le second. Pour la vidéo à réaliser avec les enfants, les personnages résulteront de la pratique du bricolage : les objets seront fabriqués/composés et les aliments modifiés/augmentés. Ils pourront être dotés de caractéristiques humaines (dents, cheveux, yeux, oreilles) ou être complètement abstraits. Leurs voix porteront les traces de leurs formes, de leurs tailles, de leurs matières et de leurs couleurs.
Le rapport au son qui m’intéresse se situe à la frontière de l’intelligibilité et de l’acoustique. Des répétitions, des textures de voix, des respirations, des accélérations sont autant d’éléments porteurs de sens que les mots et leur assemblage en phrases. Cette approche, en aller-retour entre le sens et le sensible, me permet de décloisonner les codes de la narration et de proposer une forme nouvelle d’expression orale. Dans cette optique, nous n'hésiterons pas à déformer les voix à l'enregistrement, à tordre les mots, à en inventer, à jouer les voix en canon, à murmurer et à crier, à être expressif avec seulement des bruits de bouche, des souffles ou des gargarismes. En flirtant avec l'absurde et l'étrange, nous transformerons le banal en science-fiction.
À partir d'une scène de vie quotidienne identifiable pour eux, je propose aux enfants d'aborder le langage et sa construction. Comment commence une conversation ? Que dit-on à quelqu'un qu'on ne connait pas ? Que signifie l'emploi du pronom “je”, celui du pronom “nous” ? Qu'est-ce qu'il se passe lorsqu'on parle tous en même temps ? Autant de questions qui nous permettront de dégager de manière ludique des pistes de narration et d'aborder la notion de communication. Je leur présenterait le travail de l'artiste Shimabuku et les rencontres qu'il provoque entre les humains, les animaux et les choses. Je pense notamment à l'oeuvre vidéo “Fish & Chips” dans laquelle une pomme de terre flotte dans l'eau à la rencontre d'un poisson. Sous le caractère léger et drôle de cette pièce, réside l'idée de la possible communication entre des choses de catégories différentes. Je m'appuierais également sur “Le parti pris des choses” de Francis Ponge, dans lequel les objets du quotidien sont regardés avec humour et tendresse.
La perspective de pouvoir bénéficier de la résidence de création et de transmission des ateliers Médicis constituerait une formidable chance de nourrir un projet ambitieux, « Le Banquet », et, via « À table ! corps parlants » , l'occasion d'ouvrir mon travail. Des ateliers céramique, bois et métal des Beaux-Arts de Lyon aux équipements professionnels du Fresnoy, en passant par des économies de travail parfois plus limitées, j’ai confronté mon travail d’écriture à des formes plastiques variées et à des techniques innovantes en me réinventant au gré des environnements. En travaillant avec des outils comme la caméra 360° et l'imprimante 3D, je souhaite mettre en jeu des technologies de pointe et exploiter leur caractère Do It Yourself. Engager cette exploration technique avec des enfants me semble primordiale pour connaître leur point de vue et inventer de nouveaux usages de ces outils. L'immersion dans un processus créatif collaboratif, lors duquel un effort de transmission est mis en place, représente également, à mes yeux, un moyen vivant et stimulant de reformuler mes axes de recherche. J'ai pu en faire l'expérience en 2019 en participant au programme La Fabrique du regard, porté par LE BAL : nous avons réalisé un film de type «docu-science-fiction», intitulé « Le laboratoire », avec une classe de CM2. J'ai pu mettre en jeu des hypothèses de travail liées au langage des plantes et au rapport texte/image de manière concrète et ludique et dégager de nouvelles pistes de travail. Je suis persuadée que la mise en commun d'idées et l'énergie partagée à la réalisation de ce nouveau projet vidéo seront porteur pour l'éveil à l'art des enfants ainsi que pour l'évolution de ma pratique.
Par le(s) artiste(s)
Par les participants