« La Pierre » est une forme hybride, entre théâtre et documentaire de création. C'est un duo de deux comédiens voyageurs, qui pensent et questionnent leur rapport à l'image, à la représentation, à l'Histoire que nous portons et qui nous détermine. Partis de voyage qu'ils ont fait en Israël et Palestine, ce projet a pour base le questionnement sur le colonialisme, mais il se focalise aujourd'hui sur l'image, en ce qu'elle raconte. Cette performance propose de manière poétique, interactive, visuelle et sonore un questionnement collectif : Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que dire ce que l’on voit ? Qu’est-ce que faire voir ? Qu’est-ce qu’il faut voir ?
On se répète qu’il n’y a jamais eu autant d’images qu’aujourd’hui. Mais peut-être est-ce l’inverse. Peut-être faut-il affirmer que l’image est en train de disparaître, qu’elle est menacée. Pour qu’il y ait une image il faut que nous soyons en mesure de voir quelque chose. Moi, en tant que sujet individuel et autonome, mais aussi nous, en tant que groupe, collectivité... Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que dire ce que l’on voit ? Qu’est-ce que faire voir ? Qu’est-ce qu’il faut voir ? Qui dit ce qu’il faut voir ? Une image, que l’on pourrait distinguer des autres visibilités, s’adresse à nous et nous permet de nous constituer comme sujet. Comme celui qui voit, qui est libre de sentir et de penser, avec l’image, contre elle. Les “visibilités” jouent de notre émotion, de notre crédulité. Même agréables, elles sont une forme d’agression parce que le rapport entre elle et nous, d’emblée, n’est pas égalitaire. Tant que sa puissance n’est pas nommée, construite, elle est toujours susceptible d’emporter notre clarté. Ce projet a pour origine une simple discussion, en 2011. C’est à la fin de l’été. Nous sommes dans un café-restaurant de la région parisienne vers l’heure du déjeuner. Un groupe d’hommes en costume et cravate déjeune en dessous d’une grande télévision qui diffuse des images des affrontements entre le Hamas et Tsahal, dans la suite de la guerre de Gaza, commencée en 2008. Une discussion s’amorce à propos de ces images. Mais très vite l’échange tourne au délire, comme si les images avaient projeté les participants dans des affects trop profonds pour qu’en sorte un dialogue. Chacun depuis l’image qu’il avait vu faisait la guerre à l’autre. Comme si les images elles-mêmes se faisaient la guerre par personne interposées tandis qu’au-dessus d’eux l’écran avaient cessé déjà de montrer les images de la guerre qui avaient lieu quelque part loin d’ici. On aurait pu conclure à une simple conversation de café du commerce, mais cet agencement, où l’on voyait des personnes essayer de reconstituer un réel et une vérité à partir de ce que les images leur avaient fait, semblait dire que dans cet endroit médiatique, le rapport à la réalité, à l’image et à soi était cousu d’épines. Nous avons décidé ce jour là de partir en Israël et en Palestine où nous nous sommes rendus, en 2012, alors que nous étions encore à l’école, avec ce besoin là de passer de l’autre côté des images. Nous y sommes retournés en 2015. Ces deux voyages nous ont permis de rencontrer de nombreux-ses habitant-e-s, d’enregistrer des récits, des voix, de prendre des photos et d’écrire. Le souci dans les deux sens du terme a toujours été de trouver la bonne distance par rapport aux représentations. Ce qui n’a pas été sans écueil, questions, difficultés. L’histoire que l’on veut raconter aujourd’hui, est celle d’une femme qui un matin au réveil, face à son miroir, ne se reconnaît plus. Le périple qu’elle entame alors doit lui permettre de se recomposer auprès des autres, auprès des mondes qu’elle traverse, comme s’il fallait, par souci de justice, que l’extérieur l’aide à retrouver une forme, un contour où elle puisse à nouveau se reconnaître. Il s’agit pour nous d’une résidence d’écriture hybride. Nous prenons le lieu où nous sommes et ses habitants comme point de départ. Nous arrivons quelque part avec les traces de notre recherche précédentes. Des photos, une bande son et un texte. L’ensemble a la forme d’une courte performance qui peut exister dans à peu près tout type d’espace clos. L’histoire racontée est celle de cette femme qui traverse des lieux, voit des images rencontre des personnes et cherche à travers le monde une chose, qu’elle ne peut encore nommer. Nous travaillons ensuite avec le groupe que nous rencontrons. Nous ouvrons la machine. Il s’agit d’inventer ou de réinventer avec eux cette figure de femme. Qui est-elle ? Est-elle réellement une femme ? Un être hybride ? Un ange, un monstre, un souvenir...? A partir de dessins, de photo de famille, d’images, de jeux, de personnalités connues ou autres, nous essayons de composer un portrait, de le questionner. De questionner ce que nous avons produit et éventuellement de le modifier -l’améliorer ou le détériorer, le rendre plus obscur ou lumineux, plus vivant ou mécanique. C’est dans un premier un temps un travail sur l’image que nous menons. Comment ensuite raconter son histoire ? Que cherche-t-elle ? Ou est-elle ? Que voit-elle ? etc. Là encore dans la narration il s’agit de jouer avec nos représentations, et nos capacités d’invention collective. Il s’agit ici, en l’occurrence avec les élèves, de créer l’espace propice à une rencontre artistique mais c’est la même chose lorsque l’on se promène dans les rues désertes d’Hébron. Qu’est-ce que l’on voit ? Qu’est-ce que l’on ne pourra jamais voir ? Ces questions la créent le fonds de l’écriture. Nous n’allons donc pas nécessairement utiliser ce que nous aurons produit avec les élèves pour la forme finale de cette performance mais plutôt transposer, détourner, monter cette rencontre comme un carnet de voyage onirique à travers les images. La personne que nous cherchions à inventer est, ou naît de ça, de la rencontre et du voyage. Du déplacement. Il n’est pas anodin non plus que nous présentions cette figure comme figure de femme. Parce qu’en termes de genre, les femmes sont sans doute les premières victimes de l’image, il s’agit aussi, par cette porte là, à la fois de questionner nos représentations des sexes et d’ouvrir un champ de réflexion plus large sur les victimes de l’image. Qu’est-ce qui en nous est colonisé par l’image ? Comment le colonisateur ne peut coloniser qu’en se colonisant lui-même. Et de là, comment retrouver des forces. Comment ne plus subir les images, individuellement, collectivement. Sans doute par la description, la distance, la réflexion, le jeu, le plaisir. Ce que cherchait donc cette figure, c’était cette rencontre avec ce groupe, cette interaction là, cette rue là, qui lui permettra de repartir, altérée, vers un autre endroit pour tenter de se re-produire, faisant ainsi communiquer des groupes entre eux. Notre envie étant de travailler par la suite avec d’autres groupes, une école de Bethléem, des détenus, d’autres artistes etc. Pour parler concrètement, le projet est par nature infini. Nous devons avoir à l’été 2018 une forme présentable et représentable, que l’on imagine pour l’instant proche d’un roman photo performé, où des images passent en même temps qu’un texte (dit en direct sans que l’on voit le comédien) les accompagne et les détourne avec toute la subtilité que nous aurons pu déployer. Des sons et des nappes sonores accompagnent l’objet, mais qu’ils s’agissent des images ou des sons la contrainte formelle que nous nous donnons est que ces matériaux soient directement captés ou produits par nous. On peut par exemple prendre en photo une représentation de Barack Obama, mais on ne peut pas utiliser une photo de lui que nous n’avons pas prise. C’est un pacte de proximité, ou de montage. En revanche cette forme doit pouvoir évoluer, même légèrement, en fonction des lieux ou elle est présentée. Le projet étant de pouvoir la confronter et l’augmenter au fur et à mesure, comme un projet preuve, capable de muter et de voyager lui aussi.
Sarthe
Par le(s) artiste(s)