« L’écoute d'anticipation ou le bruit du silence » est un projet consistant en une double recherche : une recherche documentaire et théorique sur les dispositifs et architectures militaires de surveillance, autrement appelés les Grandes Oreilles, qui nourrit en parallèle une recherche plastique – sonore et formelle – qui sollicite l’interaction entre l'écoute, la propagation du son et le bâti. Au sens large, je qualifie de Grandes Oreilles tout dispositif – qu’il s’agisse d’un système, d’une architecture, d’un appareil, d’un instrument ou encore d’un outil – dont le but est de perfectionner la capacité de notre écoute, de combler les limites de ses performances, perfectionner ses compétences quand elles cherchent à percevoir les signaux sonores qui nous environnent alors qu’ils sont faibles, indistincts, voire inaudibles ; soit un dispositif qui existe entre notre oreille et la source sonore désirée afin de la percevoir.
Si l’oreille est l’organe qui permet de percevoir par l’écoute l’environnement, plus ou moins proche ou lointain, d’où elle se trouve, les Grandes Oreilles seraient le dispositif qui permettrait alors d’agrandir le territoire de notre perception, de dépasser les contraintes spatiales imposées par notre corps pour entendre des sons lointains ou hors de notre portée. Un dispositif qui permettrait tout en étant “ici”, d’entendre “là-bas”.Un dispositif qui permettrait à l’écoute de développer sa faculté d’anticipation, de prédire un événement à venir qui serait encore invisible à la vue. Cette recherche prend comme point de départ mon intérêt pour la figure du «lanceur d’alerte» : voix prophétique qui nous annonce les temps à venir et les risques encourus. 2013 était l’année des déclarations d’Edward Snowden où il dénonçait les écoutes illégales de la NSA et la surveillance de masse. Puis, il y a eu la découverte de l’ampleur du projet Échelon, Frenchelon, la loi française relative au renseignement promulguée le 24 juillet 2015, les prédictions du juge Marc Trévidic, et les attentats de Paris, Nice, Londres, Berlin et Manchester. Cascade de découvertes, de révélations, de drames et de débats publics qui m’ont incité à focaliser ma recherche sur les dispositifs militaires de surveillance : «les grandes oreilles des gouvernements». Dispositifs ambigus et fascinant, oscillant entre leur capacité à anticiper le danger à venir pour les populations, et leur faculté à surveiller clandestinement le plus grand nombre, mettant à mal la vie privée. Cependant, l’actualité du sujet et les interdictions militaires m’empêchant l’accès à ces sites et aux informations les concernant, j’en suis venue à appréhender ces dispositifs contemporains par l’intermédiaire de dispositif aujourd’hui mal connus et devenus désuets, mais qui cependant entretiennent de nombreuses similitudes tel que les miroirs acoustiques en Angleterre datant de la Première Guerre Mondiale ou la ligne DEW au Canada héritée de la Guerre froide, etc. Malgré les mutations techniques de ces dispositifs, la configuration des sites, la structure des architectures et l’usage qui en a été fait, ces dispositifs recroisent plusieurs caractéristiques propre aux Grandes Oreilles d’aujourd’hui. Portant mon attention sur les zones d’ombre, en plongeant dans le passé, je m’intéresse à ces dispositifs pour leur potentiel allégorique à évoquer le présent et tenter de le comprendre. À l’instar de Jonathan Sterne, figure majeure des Sound Studies, qui dans son livre «Une histoire de la modernité sonore» cartographie une vaste historiographie des origines de la reproductibilité sonore au XIXe siècle, je souhaiterai réaliser dans le cadre de ce projet une édition qui dessinerait une généalogie non-exhaustive des dispositifs de surveillance sollicitant l’écoute et leur mutation technique. Se proposant d’articuler des images d’archive et une recherche théorique, elle prendrait la forme d’un corpus de lettres fictives qu’auraient pu écrire trois hommes, séparés dans le temps mais pour autant contemporains d’une même pratique. Celle de l’écoute médiate de leur environnement, par le biais de «grandes oreilles» : René Laënnec, inventeur du stéthoscope et de ce que l’on nomme l’écoute médiate, à l’hôpital Necker, à Paris, en 1816 ; Brian Rhames, agent de l’United States Air Force, en charge d’une station de la ligne DEW (Distant Early Warning line) en Alaska, en 1966, durant la Guerre froide ; Marc Bacher, agent de la DGSE française, informaticien missionné pour l’entretien de la base de donnée Frenchelon à la station de Domme en 2016. Soit des correspondances entrelacées, motivées par cette figure de l’homme craintif, à l’écoute des bruits inaccessibles, du corps comme du ciel dans une profonde solitude. En parallèle de ce travail d’écriture, j’aimerais expérimenter la fabrication de micro-architectures (à vivre à l’échelle humaine), s’inspirant formellement de ces dispositifs : micro-architectures sonores qui mettraient en scène le corps de l’auditeur dans l’espace et lui ferait vivre par différents scénarii, cette expérience de l’écoute médiate.
Dordogne
Par le(s) artiste(s)