Accroître sa sensibilité au vivant grâce à la fiction, faire un pas de côté pour prendre le temps d’observer la nature, d’y ressentir sa place d’humain, c’est la démarche que je souhaite mener à la fois pour moi-même et pour les élèves auxquels je m’adresserai lors de la résidence.
Pour concrétiser cette ambition, je compte mener à bien l’écriture et la création d’un album illustré pour la jeunesse, dont le titre provisoire est Ishi la pierre fâchée. C’est l’histoire d’un bout de roche exaspérée par les situations qu’elle traverse et les êtres vivants avec lesquels elle doit cohabiter.
Au terme d’une enquête de terrain, j’inviterai les élèves à imaginer une histoire du point du vue d’un élément de la nature (une montagne, une goutte d’eau, une plante, etc.) pour leur faire adopter une perspective radicalement différente, et de l’illustrer pour créer un fanzine collectif dont la couverture sera imprimée en sérigraphie.
Après une journée d’escalade dans les calanques de Marseille où je m’étais acharnée dans une voie visiblement trop difficile pour moi, un ami grimpeur un peu mystique m’a dit: « Il y a des jours où la roche ne veut pas de toi.» Peut-être que ce jour-là, le calcaire était fâché contre moi et n’avait pas apprécié ma visite. Cette idée m’a amusée, elle est devenue le germe d’une histoire.
Dans mes illustrations et travaux antérieurs, la figure humaine est souvent centrale. J’aime faire naître des univers peuplés de figures féminines inquiétantes, où les normes sont bousculées, où les hommes se retrouvent objets de désir. Aujourd’hui, les nouvelles éthiques et philosophies environnementales viennent compléter mes convictions féministes. J’aimerai intégrer ces idées à mon travail, contribuer à déconstruire la dichotomie nature/culture, sauvage/civilisé, à l’origine de l’exploitation capitaliste des ressources naturelles. Comme le dit le philosophe Bruno Latour, je suis convaincue qu’il faut “se déconfiner de l’idée de domination de la nature”, et replacer l’humain au cœur du vivant avec lequel il cohabite.
La fiction a un rôle éminent à jouer dans cette démarche, pour façonner de nouveaux modes de pensée, un nouvel imaginaire collectif, loin des héros conquérants et belliqueux. La fiction permet de changer de point de vue et de ressentir de l’empathie pour un autre qui peut être radicalement différent.
Ishi, la pierre fachée, retrace le parcours d’un bout de roche qui ne rate jamais une occasion de se lamenter sur son sort. Suite à sa naissance lors d’un éboulement en montagne, sa forme change, elle se fracture, est taillée par les humains, s’érode au contact des éléments. Ishi voyage, elle est transportée, déplacée, puis retrouve une place dans la nature. Qu’elle soit chatouillée par des milles pattes et autres insectes qu’elle abrite, atterrisse sur l’étagère d’un collectionneur ou dans la chaussure d’un randonneur, Ishi râle et se révolte. Trouveras-t-elle une forme de contentement ?
À travers la pratique de l’escalade, j’ai appris à regarder la roche, à en traquer les aspérités pour m’en servir de prises, à en admirer les nuances et les volumes surprenants. J’ai envie de peindre les variations de la lumière sur elle, de traduire par le dessin la richesse des textures, l’émerveillement que cela peut me procurer.
Cette résidence est une opportunité de profiter d’un temps de recherche personnelle pour étendre mon répertoire graphique en dessin et en peinture. J’aspire à puiser une nouvelle énergie dans le dessin d’observation en nature, à m’imprégner des paysages de montagne pour à la fois assouplir mon trait, m’autoriser à plus de spontanéité. J’ai envie de jouer avec les échelles, de l’infiniment grand (la montagne) à l’infiniment petit (les minéraux, les bactéries) et d’aborder en filigrane la notion d’écosystème et d’interdépendance entre les espèces.
Je souhaite poursuivre cette démarche en parallèle avec les enfants, à travers un projet de fanzine collectif sur le thème du vivant. Ils auront pour consigne de se mettre à la place d’un être vivant (hors humains et animaux) ou d'un élément de la nature, comme une feuille, un arbre, un bout de bois ou un nuage pour créer des histoires en ayant recours à l’illustration. Il s’agira de ne plus réduire le vivant à un simple décor de l’action humaine, et de le replacer au centre de nos préoccupations, en faire le protagoniste d’un récit.
Je m’interroge sur la conception qu’ont les enfants vivant à la montagne de la nature qui les entoure. Comment la fréquentent-ils? Quelles relations ont-ils avec le vivant et comment envisagent-ils la place de l’humain dans son environnement? J’ai pu constater lors d’interventions artistiques à l’école à Marseille que malgré sa proximité immédiate, de nombreux élèves n’avaient jamais fréquenté les calanques et n’étaient pas forcément familiers avec la mer. Une étude citée par le philosophe Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant révèle que des enfants entre 4 et 10 ans peuvent en moyenne distinguer près de 1000 marques mais sont incapables d’identifier 10 plantes de leur région, et je dois reconnaître que mes connaissances en la matière ne sont guère plus étoffées. Le philosophe évoque une véritable “crise de la sensibilité” à l’égard du vivant, due à un appauvrissement de “ la gamme d’affects, de percepts, de concepts, de pratiques nous reliant à lui”, à laquelle il est urgent de remédier.
Dans les ateliers que j’envisage, une enquête préliminaire sur le vivant sera donc nécessaire avec une phase d’observation, d’inventaire de formes et d’interrogations sur la place et l’impact de l’humain. On intégrera la fiction au fur et à mesure, pour aborder le rapport texte/image propre à l’illustration.
La proximité des enfants est un atout indéniable lors de la gestation d’un album qui leur est destiné. J’imagine lors de cette résidence des moments d’échange, où je présenterai chaque étape de mon travail aux enfants. Je pourrai directement confronter mes idées à leur regard et les faire évoluer à leur contact. De la même manière, j’espère réussir à créer une ambiance de collaboration, de bienveillance et d’entraide en encourageant une discussion horizontale entre les élèves, en tout petit comité ou lors de débats de groupes, en m’inspirant de la pédagogie Freinet.
En effet l'âge de cm1-cm2 est celui où beaucoup d’enfants arrêtent de dessiner car ils prennent conscience de l’écart entre leurs réalisations et un dessin académique réaliste. Je souhaite trouver des moyens de contourner ces insécurités pour leur permettre de retrouver le plaisir du geste, du trait, leur faire réaliser l'éventail de possibilités du dessin. Choisir comme sujet le vivant, en excluant les animaux et les humains, c’est partir avec un avantage: il y a moins de pression à bien dessiner une plante ou une pierre, plutôt qu’un visage ou un corps, et la fantaisie peut intervenir plus facilement.
J’accorde une grande importance dans mon travail à l’exploration de la couleur, et j’accompagnerai les enfants dans la compréhension instinctive de la théorie par la pratique de la peinture, mais aussi grâce à l’initiation à la sérigraphie qui impose de faire des choix de couleur et de réfléchir aux superpositions. Avec ses possibilités de couches, d’effets de matière, la sérigraphie fournira un formidable terrain d’expérimentation graphique et une concrétisation gratifiante du projet.
Dessiner le vivant, c’est aiguiser ses sens, c’est “faire attention”, en prenant le temps d’observer, de retranscrire, d’interpréter, de trouver un langage. Inventer des histoires, c’est se relier à autrui, se mettre à sa place, c’est interroger ses émotions. J’espère pouvoir participer avec ce projet à affiner la sensibilité des enfants à l’égard du vivant et à les aider à tisser de nouveaux liens avec lui.
Par le(s) artiste(s)