« Escurial » de Michel de Ghelderode est un projet visant à confronter l'acteur de chair à l'objet marionnettique. Un laboratoire de recherches a déjà été mis en place en 2015 avec l'Université de Bourgogne et l'Université de Craiova en Roumanie. Ce laboratoire a été ouvert au public dans les deux pays. Après cette première étape de recherches, notre idée est donc de créer un spectacle nourri par les expérimentations plastiques qui ont été possibles dans ce temps de laboratoire. La phase de construction d'une marionnette pour le personnage du bouffon Folial, de différents masques pour le personnage du roi et d'une batterie d'objets détournés constituant un chœur muet est donc la prochaine étape de ce travail. Ce temps de la création sera consacré à la création de ces différents objets ainsi que d'éléments de costumes.
La première lecture d'Escurial nous a frappés par ses images fortes, sa brièveté et son intensité, comme un coup de tonnerre. Ces personnages déchirés, ces jeux de dissimulation et de renversement révèlent une humanité cruelle, parce que dans l’impossibilité d'aimer. Lorsque nous avons commencé à nous pencher sur le texte pour en déceler ses mouvements, la question de la représentation nous a semblé essentielle, le masque et la marionnette se sont alors imposés à nous comme une évidence. Un roi cynique hanté par la peur d'être renversé cherche à tuer le temps en attendant que la mort vienne prendre son épouse. Il compte sur son bouffon, secrètement amoureux de la reine, mais incapable d’être amusant dans ces « circonstances ». Dans l'ombre, comme pour rappeler que le temps passe et que la mort mettra seule fin à la parade, un moine faussement dévoué à ses rites et un bourreau impitoyable. Tous endossent les rôles que la cour leur impose en tachant toujours de travestir leur vérité, par crainte de l'autre. La reine n'est plus qu'une ombre, absente sur le plateau et pourtant omniprésente dans l'esprit des protagonistes. Épris de désir et de jalousie, le roi et le bouffon sont tous les deux des marionnettes manipulées par la reine depuis son lit de mort. Ils s'adonnent alors a un jeu cruel, celui d’échanger leurs rôles. L'univers ghelderodien hérite de la longue tradition picturale flamande, il est teinté du folklore régional qui donne à l'image et à la matière toute son importance. Le refus de réalisme psychologique dans l'oeuvre de Ghelderode, ainsi que son choix d'une situation temporelle passée sont à notre avis, le signe d'une volonté de s'éloigner du monde quotidien pour mieux le saisir. Dans notre création, ces aspects sont matérialisés par la présence de la marionnette et des différents masques « sociaux » du roi, qui le couvrent, le protègent, le privent volontairement d’humanité. La marionnette donne à voir une autre sorte de masque permettant de dissimuler l'humanité du bouffon qui doit cacher sa sensibilité pour faire rire son roi. Ici le travail sur une marionnette de type porté, à échelle humaine permet de confronter le comédien à la marionnette. Le castelet n'existe plus, il n'y a plus d'abris. Pensée avec l'idée du panoptique de Bentham, la scénographie se compose d'un trône échafaudé qui dévoile sa structure, d'un simple paravent figurant la chambre où la reine agonise. De ce trône d'où on voit tout, le roi épie les ombres visibles dans cette chambre depuis laquelle on ne peut savoir qu'on nous observe. Ce monde double, miroir de la réalité, est peuplé d'êtres étranges qui s'expriment par un verbe incantatoire et presque magique, qui donne la possibilité au spectateur de prendre conscience des liens entre ce monde inconnu et le monde réel : paradoxalement, le masque et la marionnette révèlent. Nous concevons ce projet comme une parabole des relations d'interdépendance entre le pouvoir et le divertissement, pour reprendre les termes de Norman Manea, du dictateur et du clown, de la terreur et du rire. Dans ce qu'il appelle le Cirque du monde, le comportement inhumain du tyran lorsqu'il détourné par l'artiste provoque le rire. L'histoire contemporaine illustre la vérité de ce propos, il suffit de regarder le travail d'un collectif de marionnettiste syrien avec la marionnette Beeshu, caricature de Bachar Al Assad ou l'histoire du clown d'Alep, tué lors d'une frappe aérienne. Dès lors, comment retranscrire plastiquement le visage du tyran et du clown? Chez Ghelderode, le bouffon est celui qui prend la parole pour toutes les autres victimes, la reine et le peuple, mutiques et anéantis. Comment montrer ces derniers? C'est la frontière ténue entre ce qui fait rire et ce qui fait peur qui nous importe dans la recherche de la dimension comique du spectacle. Pour ce faire, nous voudrions utiliser des éléments de récupération d'ordinaire considérés comme désuets ou obsolètes; l'argile qui déforme, craquèle mais aussi nettoie, purifie, le charbon et les pigments naturelles qui salissent, travestissent ou réchauffent et subliment. La marionnette, objet inanimé auquel on prête notre souffle, toujours tendue entre la vie et la mort, est par essence fragile et percutante, à l'image de certaines lueurs d'humanité ou d'espoirs dans des environnements envahis par les guerres idéologiques dont le caractère létal est plus ou moins flagrant. Elle est un médium qui sert admirablement ce genre de problématiques. Toutes ces questions sont liées par les différents degrés d'un sentiment humain fondamentale, l'amour. Si le bouffon Folial aime la reine, d'un amour pudique et confident, les chiens et par extension le peuple, le roi aime son bouffon. Il le respecte et l'admire dans ce qu'il considère comme ses perversions. Le peuple aime les spectacles qu'offre généreusement le roi, les cérémonies festives et funèbres durant lesquels il donne à voir sa puissance et ses fastes. C'est un amour teinté de terreur. Il n'y aurait pas de conflit sans ce sentiment attachant aux variations infinies. C'est la jalousie, l'amour propre, le sacrifice, l’idolâtrie, la vénération, l'amitié, l'empathie, l'admiration, la sensualité, la passion, l'altruisme, qui sont à l'origine de la tragédie. Ce sont ces mêmes sentiments qui sont à l'origine de la comédie. La seule variable est le temps, la comédie étant la tragédie avec du temps. Or, le roi en a, Folial non.
Yonne
Par le(s) artiste(s)
Article de la Revue