Extraits n°3 et 4 du premier chapitre.
[…] Les toilettes, juste à côté, sont étonnantes. La cuvette en bois plaqué leur donne un caractère presque sacré. Les rouleaux de papier, senteur marine, posés les uns sur les autres, s’élèvent en une tour cylindrique et rose ressemblant à un gros bâton d'encens et parfument agréablement l'espace. Une reproduction d'un tableau de Van Gogh est scotchée sur la porte, et je peux la contempler à loisir lorsque je suis assis sur les WC. Les plis du poster reflètent différemment la lumière blanche de l'ampoule et donnent une perspective étrange à la peinture. Je ne connais pas le nom de cette œuvre. Je cherche instinctivement un cartel pouvant me donner quelques renseignements, bien sur, il n'y a rien. J'imagine à côté de moi d'autres personnes regardant d'autres œuvres assises sur d'autres WC. À ma droite, une vieille et grosse dame est face à un immense tirage photographique représentant un homme allongé sous une table dans une cuisine verte. Elle regarde, immobile, cette grande image, avec le pantalon baissé à mi-mollets, avec ses cuisses grasses qui s'écrasent sur la cuvette en faïence. Je me demande si elle n'est pas une sculpture hyperréaliste de Duane Hanson. Non elle vient de tourner la tête. A gauche, un homme urine sur La Fontaine de Duchamp. Le pauvre n'a pas fait attention mais l'urinoir est à l'envers et tout retombe par terre, sur ses chaussures cirées. Il se tourne alors vers moi, son regard de chien battu me met mal à l'aise et je tire la chasse pour évacuer cette étrange vision. […]
[…] Un immeuble avec un seul étage. Un étage avec un seul appartement. Dans une rue qui ne mène que là. Et cette couronne de béton, terrasse disproportionnée, couverte de carrelage lisse comme un morceau de salle de bain qu’on aurait fait déborder par mégarde au moment du moulage. Quelle catastrophe budgétaire a t’elle bien pu déboucher sur une pareille excroissance architecturale ? Nous ne serions pas étonnés de voir arriver par le chemin de gravier les étudiants en master d’urbanisme de l’université de Narbonne, et même quelques stagiaires d’un cabinet parisien aux idées excentriques, avec leurs cahiers, leurs stylos quatre couleurs et leur professeur, celui qui préfère les études de terrain aux cours magistraux, si impersonnels, si hiérarchisants et fastidieux à préparer… Ils s’étaleraient autour du bâtiment, l’aspireraient sous tous les angles dans leurs écrans tactiles, compareraient un peu longueur, largeur et profondeur, se féliciteraient gaiement de cette géniale capacité à apprécier l’insolite, qui fera d’eux des urbanistes ouverts d’esprit, disponibles au progrès, poètes du ciment et du macadam. […]