Ma résidence a commencé par un courrier, envoyé le 2 décembre 2019. Depuis, et par la force des choses, elle se poursuit ainsi : par correspondance(s). De la première rencontre aux contraintes du confinement, retour sur les lettres que nous avons échangées.
Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité,/ Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent."[Baudelaire, Correspondances, IV, Les Fleurs du Mal]
Mardi 27 novembre, je rencontre Stéphanie Blancot pour la première fois. Je viens la retrouver dans sa classe à Condécourt. Nous convenons du calendrier de la résidence : la première rencontre avec les enfants aura lieu le mardi 7 janvier. En attendant, nous décidons d'initier une correspondance (elle se poursuivra sur les mois où je n'interviens pas, comme une façon d'établir plusieurs modalités de communication et de jouer avec la distance). Je commence : le lundi 2 décembre, j'envoie ma première lettre. Je me présente, je présente le projet, je pose des questions aux enfants : sur ce qu'ils aiment, sur ce qui les effraie, sur ce qui les fâche. J'ai envie de les connaître. Quelques jours plus tard, je les découvre dans ma boîte aux lettres, au travers de leurs mots et parfois aussi des dessins qui les accompagnent.
Nous nous écrivons à nouveau en février : entre mon absence de l'école début février et les vacances, cela fait un mois que nous ne nous sommes pas revus. Je leur donne des nouvelles du projet : j'ai trouvé de nouveaux partenaires, notamment un lieu (le théâtre de l'Usine à Eragny) pour faire une sortie de résidence fin juin à laquelle je pourrai tous les convier. Je partage ma joie. Et mes pistes de recherche se précisent. Je leur proposer de m'envoyer leurs questions sur le projet, mais aussi leurs suggestions. Malgré le retard causé par une petite épidémie "locale" - non pas la pandémie, pas encore- dont je vous passe les détails, qui aura eu raison de la moitié de la classe, je reçois cette nouvelle salve de lettres juste avant mon retour début mars.
Entre temps, je laisse des "mots" sur les tableaux. Je profite plusieurs fois du fait que l'école soit vide le mercredi, pour me consacrer à mes recherches. Avant de quitter les lieux, j'écris des citations, je lance des sujets de réflexion, je récapitule l'atelier de la veille sur les tableaux blancs qui occupent les murs. Je laisse une trace pour faire le lien entre ma présence avec eux et mes temps de solitude.
Pour chacun une bouche deux yeux / deux mains deux jambes / Rien ne ressemble plus à un homme / qu'un autre homme / (...) Où est la différence / la mystérieuse différence ? [Jean-Pierre Siméon, La Différence]
Dès ma deuxième semaine de présence dans l'école, je suis accueillie par ces mots de Siméon que je ne connaissais pas. Stéphanie Blancot, la maîtresse, fait aussi le lien entre les interventions et rebondit sur mes propositions : ce jour-là, elle a décidé de donner aux enfants des poésies en lien avec le thème de la résidence. Le dialogue s'élabore et il est multiforme : ça me plaît.
Depuis le premier jour, chaque atelier se termine par un temps d'écriture d'un Carnet de bord individuel. Les enfants ont chacun un cahier, un grand cahier, dans lequel ils peuvent aller écrire, dessiner, coller des choses quand ils le veulent. Ce cahier ne sera lu, des parents comme de la maîtresse, que si chaque enfant en donne l'autorisation. On construit ensemble des espaces d'expression ; nés dans la classe, ils ne fonctionnent pourtant pas complètement selon les règles qui en régulent d'habitude le fonctionnement.
Depuis le premier jour aussi, même si nos échanges et nos expérimentations portent sur le sujet de la différence au sens large, je dis aussi le mot : "autisme" / "autiste", celui qui est au coeur du spectacle que je suis en train de créer. Je ne l'explique pas comme une experte (que je ne suis pas) ; je n'en dis rien d'ailleurs, dans un premier temps. Je questionne les enfants : que savent-ils de ce "mot" ? Ils ne se débinent pas et la discussion s'étend. En réalité, ils en savent long et de fil en aiguille, je découvre avec eux que l'autisme n'est jamais loin de nous. Dans un article scientifique sur ce que les anglo-saxons nomment les "disability studies" je lis :
"L'expérience personnelle du handicap, soit directement, soit via un proche devient de plus en plus commune."
Et je le vérifie.
Je repense au poème de Baudelaire, aux synesthésies et autres associations (d'idées, de matériaux, de textures). C'est assurément selon ce principe que je rêve de construire ce spectacle. Les matériaux que j'ai rassemblés sont éclectiques et je les mobilise au gré de mes interventions avec les enfants. Début janvier, je leur montre un court métrage d'animation de Frédéric Philibert que j'aime beaucoup et qui s'intitule "Mon petit frère de la lune" : https://www.youtube.com/watch?v=qdR-Ov19NfY La poésie l'emporte : la classe est unanime. Plus tard, je leur présente les dessins de Lucile Notin-Bourdeau (http://lemuz.org/exposition/lucile-notin-bourdeau-le-corps-en-mouvement/?fbclid=IwAR06x0ADdxvDeM1oVJvqqYt-aSmu6hH9DqkrJukqzY9zgd-Kbo0ME5dbahI), jeune autiste de 18 ans, dont le crayon glisse sur des dizaines de pages par jour pour dire son rapport au monde ; et je leur parle de Babouillec, auteure autiste, dont les oeuvres, éclectiques et visionnaires, m'inspirent énormément. Je leur montre un extrait du documentaire réalisé par Julie Bertucelli, "Dernière nouvelle du cosmos", qui offre un portrait de la jeune femme au moment de la création de sa pièce Algorithme éponyme au festival d'Avignon dans une mise en scène de Pierre Meunier.
Je recueille leurs réactions et très vite, je leur demande de formuler des questions à l'adresse de ces deux jeunes artistes/autistes. Nous rêvons ensemble d'un espace de dialogue possible avec elles.
Est-ce que ça rend triste d'être autiste ? / Est-ce que tu as des sentiments quand tu écris ? / Écoutez-vous de la musique ? / Pourquoi avoir choisi l'écriture ou le dessin malgré les dizaines de façons de s'exprimer ? / Avez-vous des copines et des copains ? / Qu'est-ce que ça fait de ne pas être allé à l'école ? / Qu'est-ce que ça fait d'être autiste ?
Mi-mars : C'est à ce moment-là que les choses se précipitent et se ralentissent à la fois. Le 16 mars l'école ferme et nous patientons ensemble quelques jours. Après la trêve des vacances, Stéphanie et moi décidons de relancer la correspondance : par mail, cette fois. Nous nous disons que l'expérience du confinement sera sûrement un vécu à mettre en jeu dans la suite du projet, lorsque nous pourrons nous retrouver en chair et en os. Les enfants auront peut-être des choses à dire de l'enfermement et des espaces de rêve et de création qu'il ouvre. Qu'il y aura sûrement des "correspondances" à creuser. Pour l'heure, je leur demande plutôt de me raconter comment ils jouent ? et seuls ? J'attends leurs réponses, en espérant que ces questions résonneront en eux comme autant d'échos des quelques réflexions et moments partagés depuis janvier.
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.