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Carnet de bord

Publié par Yuna Alonzo

Journal du projet

Vendredi 11 mars

Pour nous rendre à l’école depuis la Marine, où nous vivons, il nous faut marcher une demi-heure à pied. Nous traversons le hameau de Loro puis de Vena en longeant la route départementale qui suit le ruisseau de Pietracorbara et monte jusqu’à Selmacci. Ce premier jour, le soleil frappe. En arrivant à l’église Saint-Clément, dont nous apprenons que l’électrification des cloches a été offerte par Mme Veuve Candide Filippi, en souvenir de sa fille bien-aimée Germaine en 1971, l’école se trouve juste à droite. Ce sont les cris d’enfant qui nous l’indiquent. Elle domine la forêt que nous percevons depuis les baies vitrées de chacune des trois salles de classe.

paysage
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Les enfants. Corps gringalets, petites tailles, yeux rieurs, visages serrés, curieux, ouverts, lunaires, perdus, en joie.

garçons
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Un chœur apparaît. Les enfants concentrés imitent les gestes de celui qui décide. Paul-Alexandre se jette au sol. Les autres suivent. Soudain un cri. On ne sait de quelle petite bouche il sort, peu importe, cela ne compte plus, puisque désormais toutes ces voix se confondent en une seule.

lola
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Puis, une valise. L’enfant découvre la scène. Il redevient « un ». Il se retrouve seul face aux autres, nu, avec comme seul allié cette petite valise. Des rires, des blagues, des encouragements. Les langues, les langages inventés sortent. Tous singuliers, venant des profondeurs. On ne devine jamais d’où ils poussent.

Anna avance. Elle comprend qu’elle a peur. C’est une sensation nouvelle, qu’elle ne connaît pas, ce que ça fait de sentir son corps en vie, dévoilé, perdu mais les tempes chaudes. La langue bégaie, les mots cherchent à se frayer un chemin. Mais ce sont les pleurs qui l’emportent. Une émotion surgit, vraie, bouleversante. Celle de la survie sur scène. Elle y reviendra, car elle a compris.

Enfin, des fusillades, des bombes, des enfants qui jouent à la guerre. Alors on ne sait plus très bien si la récréation a déjà commencé, ou si le théâtre est enseveli par l’excitation de corps qui oublient qu’ils sont en « jeu ».

À la fin il fait déjà plus froid.

jade
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Lundi 14 mars

« Si, si, si, Signore ! » résonne dans le cour, sous le préau. Ventres arrondis et en avant, la main levée maladroitement, Carlu-Anto et les autres deviennent des chanteurs d’opéra.

les garçons
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

À la file indienne on se retrouve dans la classe. Les tables bien rangées sont dérangées. Cercle et regards qui se croisent. Les enfants découvrent Le conte d’hiver en lisant le texte à haute voix. Ils n’ont pas peur. Ou plutôt, ils vont au-devant d’elle.

carlu auto
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Pierre est Léontes, Matilde Polixènes, Carlu-Anto Mamilius, Maria-Stella Hermione, Anna Camillo. Les mots rebondissent dans la bouche des enfants. Parfois nets, parfois confus. Il faut deviner ce qu’ils comprennent de ce qu’ils ne comprennent pas. Puis des évidences ; Carlu-Anto lui dit vraiment : « Vous m’embrassez trop. » Pierre, d’une voix toute changée, assurée, pleine, pleine de désir, s’exclame : « Qu’on amène la prisonnière. » On commence à se rêver roi ou reine de Sicile. On s’imagine affublé d’une cape, et des plumes sortiraient comme pour s’envoler. Les visages rougis regardent déjà ailleurs. Debout sur sa chaise, Pierre (sans le savoir) cherche le corps de Léontes. 

pierre
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Paul-Alexandre a le visage plongé dans son carnet. On ne le voit plus, on devine seulement un grand désarroi d’enfant. Les mots restent suspendus en l’air mais ne vont pas jusqu’à lui. Il faudra penser à cela, pour l’après.

savannah
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Il est maintenant l’heure de sortir, l’heure d’oublier les morts et les procès, les sourcils bleus et les voyages à cheval.

Il faut danser pour laisser aller les mots, les faire se retourner, se replier dans le texte. Il faut bouger les bras, puis les jambes, puis le cœur, rire d’avoir à bouger les bras puis les jambes puis le cœur, et enfin s’effondrer au sol, le corps tout alangui et lourd, finalement épuisé. Les petits yeux se ferment. Les visages apaisés sourient au ciel brumeux et frais. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour que tous s’endorment.

matilde
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Vendredi 18 mars

Depuis quelques jours, le temps s’est gâté. Ici, on dit que la pluie fait du bien, elle était attendue, elle rend les gens heureux.   

On retrouve les enfants à la confrérie Santa Croce, tout près de l’église Saint-Clément. Sur le sol une grande étoile jaune. Emma nous glisse à l’oreille que la dernière fois, il y avait de grands rideaux rouges. Maria-Stella s’agite, les bras en l’air, sautillante. C’est qu’elle habite juste en face. Et ça, il fallait qu’on le sache.

emma
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Les enfants savent maintenant les gestes et les chants. C’est devenu une petite ritournelle. Les mains sur les coudes et les bras d’avant en arrière. Sauter sur place, pour atterrir comme un oiseau sur sa branche : les corps vacillent mais ne tombent jamais. Les voix attentives se suivent et s’écoutent.

Puis les corps tombent les uns à la suite des autres dans les bras des uns et des autres. Une cascade de rires quand celui qui trébuche emmène dans sa chute tous ses camarades. Les rires des enfants, nerveux, vifs, terriblement contagieux, inondent la salle à l’étoile jaune dessinée sur le sol.

Paul-Alexandre a le corps agile et lourd, les yeux fermés il laisse aller tout son être dans un vide certain, apaisé, sûr d’être rattrapé. Ses bras balancent quelque part, ne cherchent aucun refuge. On peut déjà dire qu’il a le corps d’un acteur.

Paul Alexandre
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Les mots de Shakespeare reviennent au galop. Ils s’enchevêtrent, se croisent, sont renversés souvent. Hop ! On les reprend avec soi et on court à nouveau vers la suite, vers le qu’est-ce qui se passe après. On se frotte les yeux, on trépigne, on s’allonge au sol, on perd le fil, on se redresse soudain, on cherche la page, on attend son tour. On se hâte de lire. On comprend que lire Léontes c’est déjà commencer à le jouer.

Des dessins, des idées d’enfants remuent dans les carnets. Il est écrit celui que l’on voudrait être.

Au début, on nous a raconté des histoires : des corps qui n’avaient plus de tête, seulement des pieds et des jambes, des pieds qui se multipliaient par dix, des chasseurs qui s’entretuaient. On se souvient encore de cette terrible envie de faire pipi que chacun a dû jouer en racontant son histoire. Alors tous les enfants quittaient la scène en hurlant, en détalant, fous de joie.

le groupe
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Lundi 21 mars

Dans la cour de récréation, les ombres des enfants s’agrandissent. Aujourd’hui – est-ce à cause du soleil revenu ? – une drôle de mollesse a pris d’assaut les enfants. Quand ils ne baillent pas, ils se frottent les yeux, et quand ils sautent en l’air, les pieds retombent lourdement au sol, et les ombres écrasées se recroquevillent pour mieux s’étaler. La musique qui résonne entre les quatre murs de la cour ne réussit pas à les rendre présents. Seule Matilde s’abandonne, ses cheveux noirs s’agitent, ses jambes frétillent, petit corps plein d’entrain.

corsica
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Il faudra que le chœur se forme, que les corps s’unissent, que les voix se mêlent pour que de nouveau les enfants s’invitent à jouer, à mentir, à rire, se surprennent.

serena
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Parmi toutes ces arabesques, pieds levés, langues pendantes, fesses en l’air, bras tendus, pirouettes au ciel, torses torsadés, une chute.

Puis gonfle et s’agite dans la bouche de Matilde une mélodie portugaise. Ça rayonne. Les enfants l’écoutent, l’imitent avec une attention toute belle.

Des sonorités inconnues se glissent dans les oreilles des enfants et fleurissent, par sursauts. Pourtant, on a comme l’impression que cette langue ils la connaissent, et qu’elle surgit du fond des âges.

serena
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Bien plus tard, tout a déjà changé. Dans la cour on s’affaire. On ne joue plus. On réfléchit à comment on va jouer. Maria-Stella se découvre chef de bande. Elle dirige avec appétit ses camarades. Un banc s’improvise bateau. Et la veste rose fuchsia emplumée de Lola devient Perdita, le temps d’être déposée par Antigonus sur la rive goudronnée de la cour de récréation. Quand la petite troupe se met enfin en scène, Maria-Stella chuchote effarée à Pierre qu’il ne dit pas son texte comme il faut. Un sourire au public, et l’affaire est jouée.

maria
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot
pierre
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Mais déjà les petits frères et sœurs arrivent en trombe dans la cour. Les jeux se mélangent, le théâtre englouti par les cris des petites têtes disparaît dans un dernier sursaut de lumière avant que la grande ombre de la fin d’après-midi ne vienne surplomber l’école orangée de Pietracorbara.

P.a
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Jeudi 24 mars

Tout s’accélère. Les enfants ont désormais l’air sérieux de ceux qui partent se battre.

emma
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Emma cherche à se faire entendre. Juchée sur le fronton qui domine la scène, elle lance régulièrement des ordres à ses camarades. Pierre, une lance à la main, une cagoule sur le visage, garde la château. Serena fait des manières, les jambes croisées, au côté de son amie Emma, reine du jour. Et Savannah ne parvient plus à quitter son rôle de bouffon du roi.

emma
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot
ours
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Nous y sommes, les enfants s’approchent du théâtre sans même s’en rendre compte.

tom
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Vendredi 25 mars

Dans la forêt, nous entendons des clics et des molettes qui tournent de façon ininterrompue. Quelque part entre la confrérie et la tour de guet qui surplombe le village de Pietracorbara, les enfants tentent de saisir l’étranger dans des espaces qu’ils visitent quotidiennement. 

appareil
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot
P.A
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Carlu-Anto découvre en plein soleil – il fait chaud ce jour-là – un scarabée rhinocéros. Tous s’approchent. Carlu-Anto le tient délicatement dans sa main. Il fait à peine bouger ses pattes. Il recommande aux autres de ne pas le déranger. Ses longs cheveux blonds se mêlent au soleil. Un instant il quitte le groupe, s’agenouille, et pose le scarabée parmi les herbes hautes, espérant qu’il reprenne de forces avant un nouveau voyage.

scarabée
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Mardi 29 mars

Une couronne de fleurs dans les cheveux, Matilde s’effondre au sol. Paul-Alexandre la tient en joue. Léontes – que Pierre interprète – la regarde effaré. 

matilde
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Sa femme vient de s’évanouir sous les exclamations de la classe entière. Il quitte son trône à la hâte cherchant à se consoler dans les bras de Serena. On dépose le corps d’Hermione au milieu de l’étoile jaune. Carlu-Anto n’a pas rangé son pistolet. Il le tient braqué sur le corps, attentif au moindre mouvement de rébellion.

flingues
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot
matilde
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

La lumière de l’après-midi se fraye un chemin par la porte entrouverte de la confrérie et vient se poser – chargée de couleur ocre et or – sur le visage d’Anna observant les allées et venues de ses camarades comme s’ils s’agissait d’un ballet de danseurs, et dont on chercherait à déceler le sens caché de leurs mouvements. Car c’est elle qui dirige aujourd’hui avec une sévérité et une naïveté toutes deux mélangées dans un joli regard.

anna
© Yuna Alonzo / Simon Gaillot

Yuna Alonzo & Simon Gaillot