Quel rapport entretient-on avec les monuments de commémoration qui ponctuent nos espaces publics ? Qu’est-ce que leur forme désuète mais souvent imposante nous dit-elle de notre passé ? Sont-ils réellement les supports d’une mémoire collective ou le signe d’une fierté nationale ?
A la mémoire _____ Monuments-fictions propose d’imaginer l’existence et le lieu d’architectures commémoratives utopiques. Soustrait à la matérialité, au passage du temps et à l’inscription définitive du récit mémoriel, ces monuments travaillent la part invisible de nos vies et de nos imaginaires dans l’espace réel.
Avec ce projet mêlant installation in situ et film, Clara Hubert et Célestin Spriet proposent à une classe de CM1/CM2 d’inventer leurs propres monuments-fictions avant d’en faire émerger l’empreinte dans la ville.
Par nos deux pratiques artistiques, cinéma et architecture, nous tentons respectivement de donner forme à la mémoire. Tout du moins d’en dessiner les contours, d’en trouver le ou les lieux. L’architecture modèle l’espace où s’inscrivent nos vies. C’est aussi en filmant un environnement que le cinéma capte une histoire, celle d’un personnage ou d’un pays.
Cette quête d’une forme visible de la mémoire a irrigué nos échanges et nos discussions sur nos projets artistiques. Jusqu’à ce que nos regards se portent sur un seul et même objet : les monuments aux morts. Rapidement, nous nous sommes retrouvés dans notre rapport ambigu à ces lieux de célébration. Ensemble, nous questionnons la verticalité de ces corps sculptés dans la ville. Nous nous amusons de la poésie naïve de ces symboles érigés, porteurs d’une Histoire canonique. Ces lieux de commémoration inscrivent dans la ville une certaine mémoire officielle, rendant en même temps invisible les récits intimes et marginaux de nos vies.
Création en cours nous donne l’opportunité d’imaginer une œuvre commune pour mieux regarder, jouer, détourner ces formes publiques de mémoire. La perspective d’une collaboration avec des enfants a exigé de nous la définition d’un lexique précis et commun. De cette recherche a ainsi émergé une notion fondatrice pour notre projet : le monument-fiction.
Nous le définissons comme un monument hypothétique et utopique qui assume ne jamais être construit afin de se préserver de l’écriture définitive de la mémoire. Dans un même mouvement, il s'ouvre au champ des possibles de l’imaginaire. En existant uniquement comme image mentale, chacun peut se l’approprier et le modifier au fil du temps. Ces formes fantomatiques fonctionnent ainsi comme le processus mémoriel : en prenant le risque d’être oubliés, le monument-fiction peut se métamorphoser au gré des présents. Pour nous, il s’agit là d’un outil aussi poétique que critique. Il prend à rebrousse-poil la manière académique d’écrire la mémoire dans l’espace, en se soustrayant au regard et à la fixité du temps.
La collaboration avec des enfants nous semble particulièrement pertinente pour donner vie à ces monuments-fictions. En effet, les enfants forment un groupe social absent de la décision publique et bien souvent relégué au monde de l’imaginaire. En leur proposant d’inventer avec nous ces nouveaux monuments, nous tenterons de redonner un pouvoir à cet imaginaire en l’incarnant dans l’espace public.
Mais quelle mémoire les enfants pourraient-ils vouloir écrire ? Quelle expérience de vie souhaiteraient-ils célébrer ? Quel souvenir de l’enfance voudraient-ils léguer ? Peut-être nous inviteront-ils à construire avec eux le monument de La Perte de la dent de lait ? Ou à imaginer la plaque de commémoration de La première nage en brasse coulée ? Nous accueillerons avec joie et humour la potentielle naïveté de leurs idées. Mais nous sommes aussi sûrs, qu’à leur manière, les enfants vivent des épisodes liés à la perte ou au désir d’avenir. Autant de sujets propres aux monuments classiques qu’ils nous permettront d’explorer sous un nouvel angle.
Ainsi, nous souhaitons proposer à une classe de primaire de créer, par groupes, des monuments-fictions qui leur permettront d’inscrire souvenirs et désirs dans leur environnement proche. En explorant leur quotidien et leur rapport au monde, nous les accompagnerons dans l’identification d’un événement de commémoration. Nous tenons à ce qu’il puisse dialoguer tant avec l’intime que le collectif ; afin de dessiner par ensemble un récit commun.
Les temps de transmission suivront de près le protocole de création d’une commande publique. Si le monument reste fictif, nous tenons à ce qu’il ait la même responsabilité qu’un monument réel. Clara, grâce à son expérience d’architecte, les guidera dans la conception formelle et spatiale de leur imaginaire. A partir d’un travail de relevés puis de représentations (collage, plan, maquette), les enfants donneront forme à leurs mémoires.
En parallèle, les enfants auront à adopter un lieu où implanter leurs monuments-fictions. L’occasion pour eux de découvrir la spécificité des sites urbains et naturels ainsi que les points de vue créés par ces lieux. Ainsi, un monument gigantesque ne pourra pas être disposé dans un recoin. Au contraire, si le monument imaginé est timide, il sera judicieux de l’établir à l’orée d’une clairière.
Lorsque tous les éléments d’élaboration du monument-fiction auront été réunis (forme, matière, lieu), nous interromprons aussitôt le processus de production matériel. Cette dernière partie de la transmission sera sans doute la plus étonnante pour les enfants. Néanmoins, elle nous permettra de les sensibiliser aux interrogations suscitées par la monumentalité historique tout en rendant hommage au pouvoir de l’imagination.
Notre travail plastique s’attachera alors à révéler la présence-absence des monuments-fictions dans l’espace public. Pour ce faire, nous produirons uniquement les contreformes du monuments dans le lieu d’implantation : c’est-à-dire la trace, l’empreinte qu’il aurait s’il avait été construit dans l’espace réel. Dans un premier temps, il faudra ouvrir les enfants au régime - souvent abstrait - de la contreforme en prenant des exemples simples : l’ombre de la chaise sur le sol, l’empreinte de leurs pas dans la cour, le tableau laissant intacte la peinture jaunie par le soleil, le tissu du cartable déformé par les livres.
A partir de cette observation du rapport entre plein et vide, nous débuterons un atelier pratique sur l’empreinte et la contreforme. A travers l’exploration du moulage et du négatif, les enfants pourront découvrir les moyens plastiques capable de faire apparaître le contour d’une forme qui n’est pas là : le poids d’un socle qui s’imprime dans le sol meuble, une ombre se projetant sur la place, le sable dessinant les limites du mémorial.
Ce travail d’installation in situ sera le point de départ d’un film qui immortalisera la contreforme et le récit oral du monument par les enfants. Cela sera l’occasion pour Célestin de faire découvrir aux enfants les possibilités du trucage au cinéma. Plus largement, cela nous permettra de les ouvrir à la force poétique de l’invisible, du caché et de la disparition.
En somme, notre projet vise à dessiner les contours des contre-récits de la mémoire officielle. A faire émerger l’envers du monumental et les vies absentes du roman national. Façon aussi d’explorer, par l’absence, le pouvoir de l’invisible ; se révélant à celui qui veut bien y croire. Ce protocole de création, élaboré avec les enfants, pourra bien sûr être poursuivi dans le cadre de commandes publiques à plus grande échelle. Nous serions ainsi ravis de faire vivre le monument-fiction dans un cadre mémoriel officiel, en tenant compte de participations citoyennes.
Par le(s) artiste(s)
Les Ateliers Médicis seront fermés au public du 21 décembre au soir au 5 janvier inclus.