«Comment parler de ces ‹choses communes› […], comment les débusquer, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.» G. Perec, L’infra-ordinaire. Nous voulons aborder l’art en tant que moyen pour faire parler les enfants, les rendre attentifs à leur environnement, à leur quotidien. Nous pensons mettre en place des ateliers lors desquels nous inventerons des manières de regarder les choses ensemble, les raconter, en s’interrogeant sur la place de l’expression spontanée à l’école. Nous inventerons avec eux des outils, en les aidant à trouver des formes d’expression singulières. Ces moments seront archivés quotidiennement par les élèves grâce à notre duplicopieur Riso, les autonomisant vis-à-vis de la création, faisant écho à la pédagogie Freinet. Certains seront imprimés en grande quantité et diffusés dans la ville ou l’école. À terme, les imprimés seront regroupés dans une édition de restitution, pensée et façonnée avec les enfants.
Notre intérêt pour l’édition s’est bâti sur la mobilité de l’imprimé, de ses contenus variés, de ses formes surprenantes et de sa nature fédératrice. Le voir circuler dans des contextes inattendus, percevoir l’enthousiasme ou le clivage qu’il génère, comprendre les immanquables rencontres et échanges qu’il suscite ont largement inspiré notre pratique commune.
La résidence est pour nous l’occasion de nourrir des champs théoriques autour des notions de langage et de prise de parole qui sont, de fait, centrales dans notre pratique. Nous espérons pouvoir conduire dans la première phase de travail, une recherche approfondie sur cette question, d’un point de vue politique, artistique, sociologique, pédagogique et linguistique. Nous irons fouiller du côté de la «déconstruction» de Jacques Derrida, du «langage ordinaire» de John Searle, de «la mise en scène de la vie quotidienne» et des «façons de Parler» d'Erving Goffman. Du côté des artistes, nous nous pencherons sur les analyses de Falke Pisano, les outils de parole de Céline Ahond et les performances sociales d'Ève Chabanon. Fluxus et l'OuLiPo qui se jouent des règles ne seront pas loin. D'autre part, nous aimerions prendre le temps d'aller puiser dans les méthodes de pédagogies actives et expérimentales destinées aux enfants autistes de Fernand Deligny, les workshops de Sister Corita ou de Bruno Munari. La recherche autour de l’anthologie des aires de jeux menée par Vincent Romagny sera également une piste que nous aimerions creuser, ainsi que le théâtre invisible d’Amérique latine.
Ces trouvailles seront compilées dans une première édition, qui nous servira de base pour penser les séances de travail avec les enfants.
«L’enfant qui s’exprime librement raconte d’abord le milieu dans lequel il vit, ce qu’il a envie de dire à ses camarades, à son maître et décrit la réalité du monde qui vibre autour de lui.» Célestin Freinet, Le texte libre
Pour cette résidence, nous voudrions mettre en place un projet inspiré de l’idée fondatrice de la pédagogie Freinet: l’expression libre par l’imprimerie à l’école et sa diffusion. Nous créerons, tisserons ou renouerons ainsi des relations sociales de proximité, afin de construire un sens positif à la collectivité.
Nous souhaitons par le biais d’ateliers évolutifs, établir un parallèle entre la naissance d’une voix et la création d’une publication collective dans un travail d’équipe. Nous aborderons au départ la «voix» comme une simple prise de parole, mais l’enjeu des ateliers sera très vite de s’en écarter pour que les élèves puissent trouver leur mode d’expression propre, plus spontané. Après avoir pris «conscience de leur voix», les enfants analyseront leurs moyens langagiers pour s’en emparer au sein de la classe, mais aussi ailleurs, dans d’autres environnements (à la maison, dans la rue, sur internet, avec des adultes, avec des amis…). Une occasion pour nous de travailler avec eux des notions issues de nos recherches préalables.
Nous les aiderons ensuite à «donner de la voix», à prendre la parole, qu’ils parlent d’eux-mêmes, des petites choses qui constituent leur quotidien et qui portent en creux leur lecture du monde, de sorte à ce qu’ils créent les contenus d’une édition à venir. Des ateliers qui permettront aux enfants de «se dire», avec singularité.
Nous les inviterons alors à «tracer cette voix», cette pensée avec différents media: l’écrit, la narration, le dessin, la performance, la photographie ou autre moyen d’expression. Nous trouverons l’astuce pour que cette trace graphique devienne duplicable, en les initiant à l’imprimante Riso de toner toner* que nous déplacerons spécialement sur le lieu. Cet outil sera tout à la fois une initiation à l’expérimentation d’une technique d’impression, et un maillon pour comprendre le déroulement d’un projet auto-édité, de sa conception à sa diffusion.
La question de la «circulation de ces voix graphiques, voix inscrites, voix imprimées» et de leur diffusion sera centrale, car l’important est qu’elles soient vues et lues par d’autres que ceux qui les ont exprimées. À quelles adresses, pour quelles destinations leurs impressions seront pertinentes? Aux autres classes de l’école, aux associations locales, aux commerçants, à la bibliothèque si elle existe, à l’école voisine, aux familles, plus loin encore…? Quels seront les dispositifs appropriés pour les faire vivre? L’affichage? La distribution? Le troc? L’envoi postal?
Nous serons enfin attentives à ce qu’ils composent et «échangent à plusieurs voix», dans la construction d’une publication qui restituera l’ensemble de leurs expériences. Il s’agira alors qu’ils réussissent à se raconter les uns avec les autres, à débattre en groupe, à se montrer leurs productions et à réfléchir au montage de ces voix en commençant par dresser ensemble un premier chemin de fer. La question de la mise en espace du livre sera débattue, organisée et réalisée, façonnée par le groupe.
L’enjeu de cette résidence sera pour nous d’affirmer et d’appuyer l’intégration de la transmission dans notre pratique et nous permettra d’entrevoir une des formes qu’elle peut prendre dans le cadre concis et défini de l’école. L’expérience nous confirmera, nous l’espérons, que faire découvrir des techniques d’imprimerie aux enfants, ne revient pas simplement à leur proposer des façons alternatives, sensitives et tangibles d’approcher l’écriture. L’imprimerie, comme outil d’expression et de diffusion des idées, peut participer à la construction d’une conscience sociale et politique.
*Toner toner est l’atelier que nous avons ouvert, dans lequel nous imprimons nos éditions, transmettons à tous nos savoir-faire et mettons à disposition de qui le souhaite notre imprimante Riso. Ce procédé, longtemps utilisé dans les locaux syndicaux et les écoles, à mi-chemin entre le photocopieur et la sérigraphie, permet de reproduire rapidement et à bas coup, des séries importantes d’imprimés aux couleurs vives et à la trame sensible. La machine, simple d’utilisation, imprime une couleur par passage et permet des superpositions joueuses et riches.
Par le(s) artiste(s)