Le projet d’Eva Pelzer est de créer de toutes pièces une fête folklorique. Cet événement expérimental suit la logique de son travail d’appropriation et d’invention des savoirs populaires.
La micro-société que constituera la classe devra établir les caractéristiques de son identité collective (réelles ou fictionnelles) en créant un nouveau mythe fondateur. L’étape suivante sera de fabriquer des costumes, spécialités culinaires, coutumes, pour donner corps à cette identité. Plus que raconter une histoire, il s’agira de la vivre effectivement. Le partage des savoirs des acteurs locaux, ainsi que son inscription dans un milieu rural font partie de l’éthique du projet.
Au-delà de l’aspect ludique de la fête populaire, cet événement sous-tend des enjeux contemporains avec la création structurante d’un imaginaire alternatif, prenant en compte un contexte écologique, social, économique. Comment l’art peut-il produire le futur ?
Folklore contemporain
Été 2017, je suis en stage dans les Pyrénées.
Sur un marché de producteurs, un vendeur de chèvre me parle d'une tradition qu’il a inventé. Chaque année, lorsque l'ail des ours est mûr, un groupe d’intéressés se réunit, enfile des slips en peau de chèvre et fait un pesto collectif, genre de rituel primitif et saisonnier.
Depuis cette anecdote, n'a cessé de trotter dans ma tête l'idée de créer un rituel contemporain, une tradition faite de toutes pièces. D’une manière générale, les fêtes sont liées au cycle de la naissance, de la mort, au niveau de la nature ou de la communauté. Par ailleurs, c’est une façon de léguer une sorte d’héritage, qui identifie une culture : à l’échelle d’un pays, d’un peuple ou d’une famille, elle agit comme une mémoire collective. Création en cours est l’espace d’expérimentation idéal pour ce projet. Le temps de cet atelier le groupe d’individus que nous formeront deviendra une communauté. Cette micro-société devra établir les caractéristiques de son identité collective, qu’elles soient réelles ou fictionnelles. Le rendu sera un événement manifeste : il s’agira de produire une réalité et de la vivre.
Cette idée est le fruit de réflexions contemporaines sur la nécessité de réinventer la viabilité du monde. Quelles stratégies adopter pour un mode de vie résilient ? Quelles histoires (se) raconter ?
La biologiste, philosophe et historienne des sciences Donna Haraway a choisi le storytelling comme méthode de communication et d’action. Pour elle, il faut à l’espèce humaine des récits nouveaux qui non seulement s’opposent aux discours fatalistes, mais élargissent le spectre des expériences possibles. C’est en exerçant sa pensée et son énergie à inventer des nouvelles configurations de vie que les histoires dominantes seront remplacées par des réalités viables.
L’imaginaire des cultures traditionnelles est récurrent dans les réponses faites aux problématiques contemporaines. Le folklore est un mot composé des deux termes saxons folk « peuple » et lore « savoir, connaissances, science ». Dans les cultures alternatives, la (ré)appropriation des connaissances populaires est en effet un biais libérateur de l'oppression du capitalisme. La création d’une identité collective est un mode de résistance qui utilise et détourne des modes de vie et usages qui ont résisté à la culture dominante, du carnaval sauvage à la pratique du paysan boulanger.
Durant l’atelier, on s’inspirera d’artistes tels que Ferruel & Guedon, Suzanne Husky, Tiphaine Calmettes, Pascal Rivet, Pierre Huyghes… Nous verrons quels usages ils font des pratiques artisanales, des fêtes populaires et rituels.
Nous referons le monde et de le vivrons concrètement dans un événement festif. Loin d’être une manifestation politique, l’idée est de s’approprier les codes de la culture folklorique pour en faire une actualisation personnelle. La fête pourra prendre différentes formes et registres : du championnat de lancé de tongs au rituel chamanique.
Il s’agira d’abord d’établir un mythe fondateur ensemble. Cette étape donnera la possibilité d’inventer un nouveau paradigme pour repenser notre relation au vivant, au monde, à l’espace... Sommes-nous sortis de la pince d’une crevette ? Sommes-nous les descendants d’un brin d’herbe ? La terre est-elle un caillou dans la poche d’un géant ? Les enfants sont les participants idéals lorsqu’il s’agit d’inventer des histoires. Nous documenterons notre récit avec des planches de dessins explicatives (forme de notre planète, de nos maisons, de nos corps). Ce moment de définition de notre identité collective sera la base que nous développerons ensuite. Il sera ponctué de références permettant de montrer aux enfants comment d’autres artistes inventent des univers complets, des plus réalistes (Joan Fontcuberta) aux plus fantastiques (La planète sauvage, René Laloux, 1973).
Ensuite, nous penserons et fabriquerons en fonction du projet des décors, costumes, recettes, objets… Il sera divisé en plusieurs petits ateliers, liés les uns aux autres, ce qui permettra une diversité de médiums utilisés et permettra à tous les élèves de trouver un intérêt. L’idée est de créer notre propre folklore avec le maillage des élèves, inscrits sur un territoire. Par conséquent, j’aimerais faire intervenir des acteurs locaux dans le projet, par exemple pour inventer la spécialité culinaire de notre communauté, pour créer la musique de notre fête, pour aider à coudre des costumes ou encore chorégraphier une danse... La participation des habitants du territoire appui le propos initial de partage des savoirs populaires. Elle ouvre aussi les perspectives aux enfants, pour aller plus loin que la salle de classe. Dans cette même idée, nous utiliserons autant que possible des matériaux de récupération, signes visibles d’une transmission par l’objet. Ainsi, le choix d’un territoire d’implantation rural est très important pour ce projet, car il porte déjà une communauté locale. Il porte aussi les réminiscences de cultures folkloriques par son architecture, sa géographie ou encore ses légendes. Enfin, le contexte rural est une grande partie de mon terrain de recherches, pour sa situation périphérique. Plus il y a éloignement des centres plus il y a de liberté, plus il y a de possibilités de créations hors des représentations dominantes.
Cet atelier expérimental est la logique extension artistique de la vie alternative que j’entends mener. Dans mon travail, j’explore le territoire qu’expriment les traditions et cultures populaires, transportée par l’idée de génération et de passation, de l’héritage aussi bien matériel qu’oral. En passant par le concept de réalité alternative et la production de récits fictionnels je réinvente des récits communs. Depuis peu, je développe dans ma production des stratégies d’adaptation pour survivre en tant qu’artiste (Vendre son cul, 2021), et en tant que terrien (Inventaire, 2021). Cette exploration se traduit par d’autres démarches périphériques et projets collectifs en milieu rural. En ce moment, j’aide principalement au chantier participatif d’un bistrot associatif (le Bistrot de L’Aubette, dans le Châtillonnais). Ma pratique artistique et ma vie sont face aux mêmes questions, ainsi si ce n’est pas l’art dans la logique et la poursuite de la modernité, au moment où la modernité s’émiette sous nos yeux, que peut et doit devenir l’art ?
Par le(s) artiste(s)