Nous souhaitons élaborer un travail de création à partir d’un phénomène dit « d’hystérie collective ». Plus connu sous le nom de « danse de Saint Guy », c’est en juillet 1518 qu’une cinquantaine de personnes se seraient mises à danser, frénétiquement, sans répit pendant plusieurs semaines. Les causes de cette "épidémie" restent mystérieuses, et au fur et à mesure des siècles, le récit s'est éloigné des sources scientifiques et s'est déformé. À partir de ce fait historique énigmatique, nous voulons mettre en place un film documentaire-fiction mêlant les rencontres et les médiums artistiques. Il s’agit, plastiquement, de prolonger l’Histoire et les histoires tantôt avec les enfants à travers notamment le récit, la danse, la performance ; tantôt en effectuant un travail de fouilles dans les archives, en échangeant avec des historien·ne·s, des médecins, des danseu·r·se·s. En s’appuyant sur les danses et chants traditionnels du territoire, sur les milieux "techno-teuf", ou encore sur les regards de chorégraphes contemporains, ce film créera des parallèles pour mettre en place des narrations collectives.
En juillet 1518, à Strasbourg, a lieu l’une des manies dansantes les plus célèbres de l’histoire. Selon les sources fiables, des dizaines de personnes se seraient mises à danser, sans pouvoir s’arrêter. On aurait réuni les danseur.euse.s dans des grands salles pour qu’iels puissent danser sans « contaminer » les autres habitant.e.s. Puis on les aurait emmené en chariot à 35km de Strasbourg, à la grotte St-Vît, près de Saverne, pour les « guérir ». On ne sait si les danseur.euse.s ressentaient un plaisir ou une douleur à danser, on parle cependant d’enthousiasme et d’épuisement. Au fur et à mesure des décennies, puis des siècles -notamment lors de la période des grandes chasses aux sorcières- le récit s’est déformé. Des chroniqueurs ont ajouté à l’histoire des détails, rendant la danse de St Guy macabre, inventant un contexte social misérable, tragique. L’histoire telle qu’elle a été déformée participe ainsi à la diabolisation de l’époque médiévale, certains romanciers parlent même de cannibalisme pour décrire la danse de St Guy. Or, il n’en est rien. Selon les sources scientifiques, il n’est pas question de ce genre de scènes, et la danse de St Guy pourrait même être beaucoup moins tragique que ce que certains récits récents nous le disent. On apprend, lors de nos recherches que l’identité du patient zéro « Frau Troffea », cette femme qui aurait jeté son bébé dans la rivière et qui se serait mise à danser et qui aurait par la suite contaminé des dizaines, voir des centaines de personnes est fausse. Il n’y aurait ainsi pas eu de bébé, pas eu de « Frau Troffea ». Nous nous rendons compte alors que la déformation de l’histoire et l’ajout de détails par des chroniqueurs ou romancier nourrit un discours sexiste. Selon les sources vérifiées il n’y aurait même, pas eu de décès lors de cette « épidémie de danse ». La ville de Strasbourg aurait donc tenté diverses stratégies pour endiguer l’épidémie comme embaucher des musicien.ne.s et danseur.euse.s professionnel.le.s pour “soulager” les danseur.se.s et au contraire à d’autres moments elle aurait interdit les instruments de musique à vent. Il faudra plusieurs semaines pour que l’épidémie s'essouffle et disparaisse.
Cet évènement serait l’une des manies dansantes les plus documentées de l’histoire et pourtant beaucoup de points restent encore flous. Il y a par exemple plusieurs hypothèses concernant les origines du phénomène : un empoisonnement à la farine de seigle, un lien avec la chorée de Huntington (maladie héréditaire neurodégénérative), ou encore une agitation collective liée au contexte social. Selon les écrits de l'époque, l'épidémie serait due à "la conjonction des astres" et les "fortes chaleurs de la saison".
À force de discussion et d’études à propos de la danse de St Guy, nous avons extrait trois notions sur lesquelles nous souhaitons développer notre projet : la ronde, les histoires, la libération et l’émancipation par le sensible et par l’art.
La ronde est un symbole populaire de démocratie, une configuration de hiérarchie horizontale. C’est un mouvement qui renvoie au cycle, à la boucle, à la répétition. Il n’y a pas une histoire, mais des histoires, plusieurs vérités qui coexistent, plusieurs points de vue, des déformations, des dramatisations et des esthétisations. Il y a par exemple une esthétisation de la maladie ou de l'événement macabre au profit de la légende. Nous pensons qu’il est nécessaire de déconstruire cette idéalisation afin de renverser les schémas de pouvoir validistes. La libération et l’émancipation par l’expression du sensible comme la danse, la peinture, la poésie, ou d’autres formes est un engagement politique. C’est un moyen de renouer l’art à la vie, et inversement.
La forme que nous souhaitons donner à notre projet est celle d’un film hybride entre le documentaire et la fiction. Nous souhaitons dans un premier temps aller à la rencontre d’historien.ne.s spécialistes des manies dansantes, de scientifiques et médecins, de chorégraphes contemporains, de personnes pratiquant des danses traditionnelles, de teufeurs, de chorales, de personnes qui dansent dans la rue, en club ou dans leur salon. Ce film s’écrira progressivement en fonction de nos rencontres et recherches et prendra peut-être la forme d’une enquête. Le point de départ de ce projet est donc l’événement strasbourgeois de la danse de St-Guy de l’été 1518. Notre volonté est d’étendre ensuite notre propos aux trois notions citées précédemment (la ronde, les histoires, la libération par l’art) et d’imaginer un objet sensible qui placerait la danse comme une forme d’émancipation politique collective permettant d’inventer de nouvelles narrations. Il y aura dans un premier temps des témoignages, des paroles issues de nos diverses rencontres, mais aussi des expérimentations corporelles, sonores, et des performances.
Il nous restera des choses à éclaircir, notamment le lien entre la danse de St Guy et la chorée d’Huntington. Peut-être faudra t-il aussi rencontrer un.e étymologiste et/ou un.e sociologue qui nous permettront de préciser la notion d'hystérie collective et en quoi certains mots sont problématiques par la stigmatisation de communautés minoritaires, comme le sont les personnes atteintes de maladies neurodégénératives. L’histoire retient la version des personnes dominantes, et par cette recherche et cette création, nous souhaitons donner de la visibilité à d’autres vérités qui cohabitent, qui ont été mises sous silence.
En ce qui concerne la transmission auprès de la classe de CM1 ou CM2, nous souhaitons inclure les enfants dans certaines étapes de production du film mais aussi dans le processus de recherche formelle qui s’effectuera simultanément à sa réalisation. Nous voulons par exemple développer des formes sonores autour de la voix, sous forme de jeux en cercle, des expérimentations chorégraphiques collectives, etc. Ces formes seront, si possible, incluses dans le film. Comment l’art et la danse peuvent-ils être des outils de révolution individuelle ou collective ? La danse est partout. Quand on croit ne pas danser, on danse aussi. Les moments que nous partagerons avec les enfants se concentreront sur cet axe. Mais aussi, nous souhaitons que ces instants de transmission puissent valoriser la narration : les histoires que l’on se raconte et qui évoluent au fil des jours, mois, années, siècles; les contes et légendes perdues, transformées, amplifiées. Nous inventerons de nouvelles histoires avec les enfants, par la parole, par la danse, par la musique. L’événement de la danse de St Guy est complexe et sombre. Comme nous l’avons écrit plus haut, il s’agit d’un point de départ dans la réalisation de notre film. Ce que nous souhaitons mettre en place avec les enfants est plus proche de la célébration, de la fête. Nous voulons inventer de nouvelles manières de se raconter des histoires autour du mouvement et cela pourra passer aussi par des formes plastiques comme le dessin, la peinture, ou des formes orales.
Ayant passé notre premier diplôme en duo (DNAP à l’ESA Tourcoing en 2016), nous souhaitons par ce projet travailler de nouveau ensemble. Nous nous intéressons toustes les deux à la narration et à différentes formes de collaborations au sein des arts plastiques et visuels. Ce projet de film entre dans la continuité de nos démarches artistiques individuelles respectives. Nous plaçons toustes les deux les rencontres au cœur de notre recherche plastique et “Des cas dansés” est une suite cohérente aux travaux que nous avons entrepris.
Par le(s) artiste(s)