Se faire du blé, gagner son pain, avoir du pain sur la planche, nombreuses sont les expressions où pain et travail se fréquentent. Pour mener une enquête sur les façons dont les contextes de formations influencent (ou non ?) les conditions d'un travail en train de s'apprendre, Alexia Foubert choisit le pain comme porte d'entrée. Elle s'entretient avec des personnes faisant ou ayant fait l'expérience de son apprentissage. Différents cadres et cas de figures sont rencontrés : boulangeries conventionnelles, boulangeries paysannes, boulangeries autogérées, pratiques collectives et (ou) associatives, manuelles ou mécaniques, aux levains ou à la levure, à partir de semences paysannes ou de blés de force... Elle étudie aussi par la pratique en prenant part à un co-apprentissage au sein d'un groupe de personnes se préparant au CAP en candidat·e·s libres.
L’école devient à son tour un endroit où prolonger son étude. Ils et elles font l'expérience d'un apprentissage collectif basé sur les connaissances et intuitions de chacun·e pour mener à la confection de leurs propres pains. Ces recherches et expérimentations entraînent la collecte et la création de formes, ainsi que la fabrication d’une édition.
Le projet Ça ne mange pas de pain ? constitue une recherche à la fois théorique, pratique, et plastique, dont de nombreuses interrogations liées à la question du travail et au statut de l’artiste sont à l’origine. La publication récente d’ouvrages traitant du sujet attestent de l’actualité de ces problématiques, parmi lesquels L’art et l’argent, dirigé par Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane, ou bien encore Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique d’Aurélien Catin. Je pense également au média documentation.art, dont nombres de publications vont en ce sens, ou encore au mouvement Art en Grève qui s’est constitué en réaction à la réforme des retraites. Le statut de l’artiste y est abordé depuis une vision interne du monde du travail : « Nous avons les mêmes intérêts que l'ensemble des travailleur·euses qui, dans les différents secteurs de la société, vont se mobiliser pour défendre des droits remis en cause au nom d’une idéologie qui confond intentionnellement libéralisme économique et liberté individuelle ». Comme prolongeant cette posture, je choisis de faire un pas de côté et prends le pain comme point de départ, cherchant à y trouver des possibles réponses qui pourraient à leur tour, et de façon analogique, éclairer d'autres questionnements.
La figure du pain est largement empruntée lorsqu’il s’agit de mentionner le travail, en témoignent les nombreuses expressions françaises découlant de l’association de l’un avec l’autre. Ce rapprochement s’explique par la place prépondérante que le pain prenait (et prend probablement toujours) dans l’alimentation. Au Moyen Âge, par exemple, il était un aliment si central, que tous les mets en étaient companicum, signifiant accompagnement du pain. Le système féodal français impliquait alors de la part des seigneurs qu’ils mettent à disposition de leurs sujets des installations techniques appelées banalités, dont les principales étaient le four et le moulin. On retrouve également son importance dans les dispositifs de pouvoir de la Grèce antique, où l’expression de Juvénal « du pain et des jeux » du latin panem et circenses, posait un regard sur ce pouvoir, qui, pour qu’il soit maintenu dans les mains de ceux qui gouvernent, devait fournir à la population de quoi se nourrir et se divertir. Si la critique de Juvénal est acerbe, sous-entendant l’aveuglement politique du peuple délaissant là son esprit critique et politique pour se satisfaire de ce qui lui est donné, il n’en reste pas moins que le pain, lorsqu’il manque, provoque des révoltes populaires majeures. C’est d’ailleurs l’un des objets menant à la révolution française : alors qu’une disette de pain touchait la capitale, de nombreuses femmes se rendirent le 5 et le 6 octobre 1789 à Versailles afin de ramener « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », faisant référence ici au roi, à la reine et au dauphin. Le mouvement récent des Gilets Jaunes n’est pas sans rappeler ces événements, comme le souligne l’historienne des révolutions Mathilde Larrère : « Cette problématique est le propre des mouvements sociaux depuis le Moyen Age, où la question a toujours été de pouvoir se nourrir. Avant, c’était le prix du pain, maintenant, c’est le prix de l’essence ». Figure du travail et du pouvoir d’achat, je suppose le pain comme étant encore aujourd’hui un indice bavard de l’état de nos sociétés.
Les boulangers et boulangères ne sont pas épargné·ée·s par les effets des bouleversements vécus dans le monde du travail. Dans un objectif de standardisation répondant à une politique du rendement, et par une industrialisation générale et massive, les semences céréalières comptées en centaines de milliers de variétés différentes se sont vues remplacées par quelques variétés modernes, aux prises de gigantesques monopoles financiers. À l’opposé des semences industrielles, celles paysannes sont sélectionnées de façon naturelle, et poussent en agriculture paysanne, biologique ou biodynamique. La plupart des farines issues de ces semences sont réputées comme non panifiables par l’industrie boulangère, dont la manipulation trop brutale associée à la mécanisation ne permet pas le travail. À cet objectif de profits appliqué à la culture céréalière, s’ajoute celui du processus de panification dont les tâches se voient elles aussi standardisées. Ces éléments ont poussé des personnes à repenser leur rapport au travail. Depuis plus d'un an, je tente d'étudier ces enjeux par la pratique, rejoignant un collectif de boulangères et boulangers, et vais à la rencontre d'autres personnes ayant des approches chaque fois sensiblement différentes dans leurs façons de penser leur propre travail. Nombre d’entre elles et eux sont auto-entrepreneur·euse·s, et l’utilisation de ce statut n’est pas sans appeler à de possibles analogies entre la figure de l’artiste et celle de la boulangère.
Cette expérience, dont l'une des issues possibles est celle de la confection d’un livre, est triple. Constituée d’un temps de collecte d’images d’archives, de textes, et d’éléments socio-historiques, elle est doublée d’une enquête menée par la pratique auprès de personnes boulangères, à laquelle s’ajoute une expérimentation plastique mêlant la production d’images, de sculptures et de textes. Ces formes produiront un corpus d’œuvres, à la fois restitutrices du projet mené, et constitutives de nouvelles expériences. Pour penser le processus de mon enquête, je m’inspirerai notamment du livre Argent, de Christophe Hanna, qui durant quatre années a enregistré puis retraduit les propos des personnes avec qui il s’entretenait sur le sujet. De cette façon, s’ensuivra un travail de passage, de l’oral vers l’écrit, du sonore au textuel. Je souhaite également compléter les échanges menés auprès de boulangères et de boulangers par d’autres, pensant notamment à l’artiste Marie Preston, dont les travaux récents Pain Commun, et l’exposition Du pain sur la planche réalisée à la Ferme du Buisson, constituent à mon sens des enjeux d’exploration particulièrement pertinents dans la conduite de mon enquête. Loin de vouloir dresser un portrait exhaustif de la notion de travail abordée par le biais du pain, l’idée ici est de mener une recherche et une création sensible, par la collecte, la pratique, et l’expérimentation.
Par le(s) artiste(s)