Lecture de Mathieu Simonet - Maison de la Poésie - Crédit : Salim Santa Lucia

Le lecteur

Par Mathieu Simonet

Le

Texte lu par Mathieu Simonet à la Maison de la Poésie le 30 mars 2018 à l'occasion d'une rencontre autour des artistes et chercheurs associés au projet des Ateliers Médicis.

Comme je le raconte dans un de mes romans, j'ai vécu dans une cité HLM en Bourgogne. Une nuit, ma mère nous a réveillés mon frère et moi. J'avais sept ans ; elle nous a murmuré : "Vous avez vingt minutes pour prendre quelques jouets. Votre père a essayé de m'étrangler. On ne reviendra plus jamais dans cet appartement. "Nous sommes montés à Paris chez mes grands-parents maternels qui habitaient rue S. dans un hôtel particulier du 16ème arrondissement. En arrivant, j'ai voulu flatter ma grand-mère maternelle : "Vous avez un beau petit HLM." Elle m'a toisé du regard. Pour la première fois, je comprenais la notion de "plouc". Quelques semaines plus tard, lorsque mon père obtiendra le droit de nous recevoir en vacances, alors que je lui racontais ma nouvelle vie à Paris, les hôtels particuliers, les brunchs, les "bonnes" (car c'est ainsi que mes grands-parents appelaient leur personnel de maison), j'ai compris dans ses yeux que j'étais devenu un petit snob.

A dix ans, je rêvais, pour recoller mon enfance, de créer des ponts entre les pauvres et les riches, entre les ploucs et les snobs, entre mon père et ma mère, entre les cités HLM et les hôtels particuliers.

C'est à cette époque que j'ai créé mon tout premier dispositif : le soir, j'écrivais des poèmes. Je les utilisais pour en faire du papier cadeau. Dedans, j'enveloppais des petits gâteaux secs ou des bonbons. À l'aube, je déposais mes paquets devant des clochards endormis. Pendant toute la journée, je pensais aux réactions de tel ou tel clochard. Je l'imaginais ouvrir les yeux, les écarquiller à la vue de son cadeau. Se redresser. Ouvrir le paquet. Déguster les friandises. Lire le poème. Puis lui aussi, à son tour, imaginer pendant toute la journée qui pouvait être cet écrivain à l'écriture enfantine.

Trois décennies plus tard, je fais toujours la même chose, mais sous d'autres formes. Je cherche à créer des liens aléatoires et poétiques entre des hommes et des femmes. J'ai, par exemple, organisé une visite du Palais de Tokyo où chaque visiteur était invité à tenir la main à un inconnu. J'ai orchestré des échanges de secrets entre deux établissements scolaires situés à 500 kilomètres l'un de l'autre. J'ai recueilli les rêves de la nuit des détenus de la maison d'arrêt de Villepinte pour les lire à l'extérieur. J'ai même candidaté à la Villa Médicis de Rome. J'ai échoué. Mon projet consistait à inventer un nouveau mot avec 10 000 personnes et à faire une psychanalyse en italien, langue donc je ne maîtrise aucun mot.

Quand Cécile S. m'a proposé d'intégrer la "Villa Médicis du 93", j'ai eu l'impression de réparer en partie mon échec de Rome, mais aussi et surtout, d'être à l'endroit où je rêvais d'être depuis toujours. A la frontière des deux mondes. Sur un fil. Avec tous mes préjugés. Avec tous les leurs. Car oui, bien sûr, nous sommes tous pétris de préjugés. Et ce n'est pas forcément très grave. Il faut simplement accepter de les assumer pour les dépasser. Moi, par exemple, j'avais peur à Clichy- sous-Bois (à l'endroit précis où sont nés les émeutes de 2005) d'atterrir sur un territoire hostile, dangereux, voire homophobe. J'avais tort. Comme n'importe quel petit con habitué à rester dans son quartier.

Je me souviens de mon premier voyage là-bas. Le trajet me paniquait. On m'avait prévenu que c'était une "expédition". Trois heures aller-retour. C'est étrange comme cette idée d'"expédition", le fantasme de ce voyage, me paraît rétrospectivement ridicule.

Peu à peu, lors de mes visites sur le territoire fantôme des "Ateliers Médicis", j'ai eu le sentiment de plonger au cœur des clichés. Ceux qui existent pour de vrai. Les voitures brulées aux portières ouvertes comme les ailes d'un oiseau. Les femmes voilées plus nombreuses, plus libres, mieux intégrées. J'ai découvert, en marchant dans cette ville, que le voile était multiple. Que j'étais un cliché à moi tout seul : l'avocat homosexuel, qui habite dans le centre de Paris, écrivain à ses heures perdues, qui se targue de vouloir organiser des ateliers d'écriture participative. J'ai vite été remis à ma place. Une femme, dans les premières semaines, m'a expliqué : "Mathieu, on veut bien jouer avec toi, te rendre service, mais à une condition : il faudra d'abord passer du temps à nous écouter, à nous applaudir, car nous aussi on s'intéresse à la culture, et depuis longtemps. Nous aussi on utilise l'écriture, le cinéma, le théâtre, la danse pour créer du lien social. Même si nous, on le fait sans argent, sans roulement de tambour."

En marchant sur des œufs, j'ai essayé de lui expliquer mon projet : je souhaitais mobiliser des habitants pour leur donner envie d'écrire leur histoire, pour placarder leurs textes en gros caractères sur un journal éphémère de quatre mètres de hauteur (créé par le graphiste Malte Martin, mon acolyte aux Ateliers Médicis), disséminés dans plusieurs endroits de la ville.

Assez vite, j'ai compris que personne ne voulait participer à mes ateliers d'écriture. Il y avait ceux qui ne souhaitaient pas écrire ("En revanche, je veux bien vous raconter mon histoire"). Ceux qui ne pouvaient rien me dire ("Je me suis rangé : les histoires que je pourrais raconter, je préfère les oublier"). Ceux qui ne venaient pas me voir pour ma casquette d'écrivain mais celle d'avocat ("Je sais que vous organisez des ateliers d'écriture, mais moi je viens pour un conseil juridique."). Alors, j'ai fini par renoncer à faire écrire les autres et à noter moi-même les histoires qu'on me racontait : j'abandonnais peu à peu mon rôle de chef d'orchestre de l'écriture de l'intime pour me transformer en écrivain public.

La première personne à m'avoir sollicité m'a raconté une histoire extraordinaire. Je l'ai écrite d'une traite. Je lui ai envoyé mon texte par mail. Il ne lui a pas plu. Elle m'a demandé d'en supprimer les trois quarts. C'est compliqué de se retrouver personnage d'un texte ; je le sais intimement.

De mon côté, je commençais à paniquer : il fallait livrer des textes chaque semaine pour le journal en 3 D installé dans l'espace public. Je galérais pour en trouver. Je faisais les fonds de tiroir avec ce qu'on m'offrait. Je sentais que j'allais bientôt me casser la gueule. Alors je cherchais une voie de secours. Je tendais l'oreille. Je m'accrochais à chaque main tendue. Je me suis notamment infiltré dans Clichy-plage, un évènement qui a lieu tous les ans sur une grande pelouse près de la mairie, avec des jeux de ballons, des jeux d'eau, des crêpes, des trampolines. Pendant l'été, j'y ai installé des boîtes aux lettres blanches sur le gazon. Chacune portait le nom d'un pays : "Brésil", "Japon", "Bosnie-Herzégovine", "Canada" et "Swaziland". Les visiteurs de Clichy-Plage pouvaient écrire un souvenir personnel sur une carte postale, et l'envoyer à un inconnu dans l'un de ces cinq pays.

Je me souviens d'un jeune homme à qui j'avais tendu une carte postale. Il voulait savoir ce que je faisais ici. Est-ce que je travaillais pour la mairie ? "Non, je suis écrivain." "C'est vrai ? Tu peux me montrer un de tes livres? " J'étais gêné. J'avais le sentiment d'être un boulanger qui n'aurait pas de baguette sous le bras. Qui n'aurait aucune preuve tangible de la réalité de son activité. J'étais également touché par sa question. Car lorsque je suis en résidence, la plupart oublient que je suis écrivain. Ne s'intéressent pas à mon travail d'écriture mais à l'impact social de mes dispositifs. Mes lecteurs et les usagers de mes jeux collaboratifs sont deux publics qui se rencontrent peu. Ce garçon était une exception. Alors, j'ai proposé de lui apporter un de mes romans. Dès le lendemain, j'avais sous mon bras "Barbe rose", qui évoque l'histoire compliquée qui me lie à mon père. Malheureusement, le jeune homme était absent ce jour-là. Je suis allé à l'accueil de Clichy-Plage. Cinq ou six personnes étaient assises sur un banc, derrière une table en bois. Elles semblaient toutes être au courant qu'un écrivain devait déposer un livre pour lui. Elles se sont passées, les unes après les autres, mon roman, comme s'il s'agissait d'un trésor. Elles ne l'ouvraient pas ; elles se contentaient de tourner l'objet devant leurs yeux, puis de le donner délicatement à leur voisin de gauche.

Deux jours plus tard, j'ai reçu un message du garçon. Il m'écrivait pour me remercier, et pour me dire qu'il avait 25 ans, qu'il n'avait jamais lu un livre de sa vie. Le mien serait le premier.

Ce jour-là, j'ai eu le trac. Et surtout, j'ai eu le sentiment d'être à ma place dans cette résidence. Parce ce que l'écriture ce n'est que ça. Envoyer des flèches au hasard et toucher des cibles quand on ne s'y attend pas.

Crédit photo : Salim Santa Lucia, 2018

 

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