Le voyage trahit un besoin d’aventure, de dépaysement et de découverte inscrit dans la plupart des sociétés humaines. Pourtant, la sédentarité semble avoir conquis les sociétés modernes et, alors que le contexte sanitaire resserre les frontières et contraint les corps, on peut légitimement se demander si les enfants rêvent toujours d’ailleurs.
Qu’importe que cette destination se trouve à l’autre bout de la Voie Lactée ou dans le quartier voisin, Caroline Bizien souhaite ici proposer aux élèves un périple poétique et collectif. Les élèves partiront ainsi à la recherche de leur propre "Terra Incognita" rendue tangible par un corpus de modules narratifs (livres, affiches, cartes postales...) qu’ils pourront revendiquer et s’approprier.
Le projet « Tribulations - Le livre à modeler » prend sa source dans le constat d’une certaine immuabilité du format du livre jeunesse et de l’album. Carré, rectangulaire, page après page, il conditionne une certaine appréhension de la lecture et, par conséquent, circonscrit l’imaginaire de ses jeunes lecteurs à un modèle préétabli. Le format de la double page n’admet que peu de fantaisies littéraires comme le retour en arrière, la parenthèse, ou l’interruption de l’action par un autre point de vue que celui du personnage principal. En effet, cette ingérence dans les procédés narratifs classiques susciterait au mieux l’étonnement, au pire la confusion chez un lecteur habitué aux codes éditoriaux contemporains.
Le projet que je propose se présente alors comme une expérimentation affranchie de l’influence du format classique et des contraintes formelles, d’ordre mercantiles, sur le récit. Je propose de conduire la mise au point d’un livre d’artiste sous forme de leporello dont chaque page sécable se fait tour à tour page, carte postale et fragment d’un jeu narratif à assembler et à réassembler au gré des envies du lecteur. Ce livre à «composer soi-même» convoque une approche du livre objet dans toute sa matérialité.
Cette recherche de flexibilité formelle est directement issue de l’objet éditorial «À l’aventure !» que j’ai mis au point à l’été 2020 et publié aux éditions La fraternelle. Il se présente sous la forme d’une affiche sérigraphiée à déplier et à compléter grâce à un carnet de timbres. Cette interchangeabilité des sujets et de leur place dans le fil narratif de l’objet convoque une dimension ludique et une appropriation toute personnelle du livre au lecteur. Cette implication au moyen de la personnalisation a retenu mon attention et me donne à repenser un rapport histoire/image empreint d’une plus grande liberté créative.
La thématique du voyage, déjà présente dans « À l’aventure ! », jalonne l’intégralité de ma production. Je souhaite l’approfondir dans une approche plus collective en proposant aux participants une excursion métaphorique, statique mais plurielle. Inspirée par les souvenirs des élèves d’un dépaysement vécu, d’anecdotes d’explorations historiques ou imaginaires, j’interrogerai avec eux la notion de l’exotisme et de l’altérité sociale, géographique et culturelle.
Il s’agira pour nous de mettre au point une « valise graphique » qui contribuera à enrichir le vocabulaire visuel et émotionnel au cœur du projet. Celle-ci sera composée par le journal de bord des élèves, support principal de notre interaction et des expérimentations graphiques qui en découleront, mais aussi par un livre-objet, à la fois leporello et collection de cartes postales. Je propose aussi aux élève d’investir le support du timbre pour compléter cet investissement des codes de la correspondance postale sous forme narrative.
Le recto du leporello reproduirait les paysages oniriques obtenus au cour du processus créatif, le verso présenterait un court texte rédigé par les élèves (1 par page) à la manière d’une description de carte postale. Les timbres et les figures qu’ils représentent y seraient autant de personnages à apposer sur les pages pour en étoffer la narration . Il sera donc possible de manipuler l’ouvrage en entier, selon un plan narratif prédéfini par la classe, ou d’en détacher les pages pour les mélanger, les combiner et obtenir ainsi un récit unique : une mythologie à la fois individuelle et collective du voyage.
J’ai à cœur d’associer cette revalorisation des codes de la correspondance postale, aujourd’hui presque tombés en désuétude, avec des savoirs faire méconnus du grand public. Initier les plus jeunes aux gestes propres à l’image imprimée et au façonnage d’un livre relève d’une démarche pédagogique qui éveille la curiosité des plus récalcitrants. J’ai eu l’opportunité d’organiser et de coanimer de nombreux ateliers de sérigraphie lors de mon service civique à l’imprimerie de la Fraternelle à Saint-Claude et j’ai pu constater factuellement l’attrait des groupes scolaires pour la création imprimée. À l’heure de la dématérialisation des données, il me paraît nécessaire d’inviter les enfants à se réapproprier les images. La découverte de la chaîne du livre, de la conception au livre relié leur permettra de se saisir d’une pratique technique au service d’une créativité émancipée.
Les choix que j’ai formulés quant à l’implantation territoriale du projet (Finistère, Jura, Morbihan) sont motivés par une histoire locale riche en légendes, en récits de voyages rapportés par les locaux (surtout pour la Bretagne) ou par une tradition sociale et coopérative étonnante, en adéquation avec l’esprit collaboratif de ce projet (ex: Maisons du peuple dans le Haut Jura). La présence d’imprimeries et d’artisans à proximité multiplierait les opportunités de rencontres. Le projet pourrait alors profiter des installations locales (impression des timbres en risographie à l’atelier Super Banco de Brest ou en sérigraphie à la Fraternelle dans le Jura) tout en présentant concrètement aux enfant cette facette de leur patrimoine.
Le travail en immersion avec un public de cette tranche d’âge me donnerait l’occasion de mieux appréhender mes lecteurs. Comme cet atelier s’inscrit dans ma démarche artistique en terme de thématique et de concept, je souhaiterais qu’il pose les jalons d’un projet de livre jeunesse que j’envisage comme un prolongement de cette résidence. Il s’agirait d’un album à la narration non linéaire empruntant à la bande dessinée comme aux images d’Épinal à propos d’un homme canon projeté dans des univers hétéroclites qu’il devrait apprendre à découvrir et à apprivoiser. Je tiens à ce que cet ouvrage entre en résonance avec «Tribulations» tant par les thèmes qu’il aborde que par son approche formelle et narrative.