Effectuant des expéditions sur les traces de lieux ou d’œuvres invisibles, du désert californien à l’arctique canadien, Romain Gandolphe en fait le récit dans ses vidéos, performances et livres d’artistes. Ses recherches l’ont mené à questionner la nécessité du déplacement physique lors du voyage et à envisager la position critique du voyageur immobile, convoquant l’imaginaire et réinventant les modalités propres au voyage.
Pour Création en cours, il partage ses recherches avec les élèves, les emmène dans ses voyages passés, et part avec elles et eux dans un nouveau voyage, à imaginer, à construire et à vivre ensemble.
Aux élèves d’imaginer ce que signifie partir en voyage depuis la salle de classe ou autour de l’école, à l’occasion de séances de travail guidées, durant lesquelles apparaissent les images et les récits d’une expédition puisant dans la rêverie et générant un nouvel imaginaire.
Je mène une recherche sur le voyage immobile. En quoi et dans quelles conditions l’expérience différée de l’ailleurs et du lointain pourrait nous enrichir ? Qu’est-ce que faire l’expérience de ce lointain sans s’y rendre physiquement ? Le déplacement physique laisserait place au déplacement du point de vue. Mes recherches artistiques se matérialisent à l’occasion de performances et à travers différents documents. Ici nous travaillons film, photographie et livre. Des formes régulièrement associées au récit de voyage. Mais qu’en est-il lorsque le voyage est imaginaire et que le voyageur est immobile ?
Ces recherches aboutissent à la production d’un livre d’artiste sur un voyage que nous ne ferons jamais, sinon au travers de ses indices, sa préparation, ses traces, ses images et ses récits.
« Cette reconnaissance de la part active de la fiction dans les récits de voyage dissuade vraisemblablement de nombreux voyageurs potentiels de se déplacer, avertis que l’essentiel tient à la qualité de la rêverie qu’ils feront à propos des lieux à visiter » écrit Pierre Bayard dans son essai Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (2012).
J’ai précédemment réalisé des expéditions artistiques, du désert Mojave à l’arctique canadien, cherchant invariablement les lieux et les traces d’œuvres disparues. À travers ces voyages j’ai acquis la certitude que l’expérience de l’ailleurs tient moins dans le déplacement physique, que dans la projection, la fiction et le récit qu’on s’en fait. Ainsi en me rendant au bord de l’océan arctique sur les traces impossibles d’œuvres invisibles datant du siècle dernier, je m’étais décidé à faire le récit en amont du voyage puis à vérifier sur place, après deux ans d’écriture, ce que je trouverais dans le réel qui aurait pris sa source dans mon récit. J’ai évidemment eu la surprise de découvrir sur ma route nombre des éléments que j’avais imaginés.
L’auteur Italo Calvino parle dans Les villes invisibles (1972) de ce phénomène étrange qui veut que parfois, ce n’est plus le récit qui colle à la réalité, mais à l’inverse, la réalité qui colle au récit : « À partir de maintenant ce sera moi qui décrirai les villes, avait dit Khan. Et toi dans tes voyages tu vérifieras si elles existent. » Deux personnages se racontent des villes lointaines qu’ils inventent en parlant. Ils les visitent en pensée, seulement à travers leurs réflexions. L’auteur fait ainsi le pari que la rêverie constitue la part la plus précieuse et la plus enrichissante du voyage.
Je souhaite partager ces réflexions et éprouver ces méthodes, en emmenant les élèves dans un voyage imaginaire que nous préparons, organisons et vivons ensemble. Au cours d’ateliers réguliers nous discutons, dessinons et inventons notre voyage, étape après étape. La méthode consiste à observer notre environnement immédiat et à modifier notre regard sur celui-ci. Nous nous détachons de notre rapport habituel au lieu et aux coutumes, pour en repenser de nouveaux. Ainsi nous trouvons les indices de l’ailleurs que nous écrivons ensemble. Nous voyageons donc depuis l’école, la classe, le quartier, la maison, et le quotidien.
Développant notre regard, notre esprit critique et travaillant notre créativité, afin d’explorer nos imaginaires, je propose des ateliers thématiques aux élèves. Chaque séance ayant pour objectif de produire des éléments constitutifs de notre voyage. Un corpus d’image et de textes permettent à nos futurs spectateurs et spectatrices de suivre l’expédition que nous avons réalisée. Les élèves se posent la question de ce que signifie partir en voyage depuis la salle de classe ou autour de l'école, et puisent dans leur rêverie pour produire ensemble un nouvel imaginaire.
La préparation de tout voyage impliquant quelques questions pratiques en fonction des lieux traversés, ce sera l’occasion de se les poser en reconsidérant notre environnement habituel. Comment s’habille-t-on, et pourquoi ? Que faut-il absolument emporter avec soi ? Que voyons-nous au quotidien, et que ne voyons-nous plus à force justement de l’avoir trop vu ? Quelle relation à notre environnement ? De quoi notre habitat est-il être le décor ? Quels objets y trouvons-nous ? Quel regard porterait sur notre environnement, notre maison, ou notre école, quelqu’un qui arriverait d’un autre monde ? Et quelle représentation se fait-on de notre territoire ? Quelle carte peut-on tracer ? Qui pourra les lire et dans quel sens ?
Les voyageurs et voyageuses prendront très au sérieux ce que Pierre Bayard nous dit de Marco Polo dont on sait qu’il n’est finalement jamais allé jusqu’en Chine : « Aussi bien par les mœurs des habitants que par celles des animaux, les récits de Marco Polo ont ce mérite de nous inciter à modifier nos habitudes de pensée souvent trop rigides et à nous adapter à des mondes alternatifs, différemment construits, dont la découverte ne peut que nous enrichir intellectuellement. »
L’expérience et la transmission aux élèves passent donc par la (re)définition d’un territoire, qui ressemble à celui que nous avons sous les yeux et qui pourtant demande à être pensé. Une terre jusqu'alors inconnue, dont nous dessinons ces cartes. Nous partons à la recherche de traces d’objets venus d’ailleurs. Nous établissons des prélèvements. Nous filmons et photographions ces lieux avec un œil nouveau. Nous développons nos récits à l’écrit. Nous nous interviewons mutuellement. Ainsi nous nous plongeons dans cet autre monde et tâchons de nous raconter entre nous ce que nous y découvrons. Chaque étape est l’occasion de produire des formes que nous gardons précieusement, car dans un temps ultérieur il faut les rassembler et les trier, afin de réaliser l'exposition de notre voyage. A travers un livre et une exposition, nous publions nos trouvailles.
Alors nous pouvons partager avec autrui, avec nos spectateurs et spectatrices les traces de notre voyage. Nous savons dire où nous avons été et ce que nous en avons rapporté.