Takia et Colette, c’est l’histoire de deux femmes nées dans les années 30 : Colette, femme d’ingénieur catholique, et Takia, immigrée algérienne. Takia et Colette ne se sont jamais rencontrées. Elles vivaient en France dans deux mondes parallèles.
Emmanuelle et Anissa, leurs petites-filles, nous racontent leurs histoires sur scène. Qui étaient Takia et Colette ? Comment ont-elles traversé les événements de leur temps ? Quel rôle ont-elles joué dans la vie de leurs petites-filles ? Quelles valeurs leurs ont-elles transmises, et quels secrets leurs ont-elles cachés ?
A travers elles, Emmanuelle et Anissa souhaitent partager une histoire intime, oubliée, celle de la France dans toutes ses fractures et ses contradictions. Elles inviteront les enfants à réfléchir à la place qu’occupent les grands-parents dans leur vie. Par le biais du jeu et du théâtre, elles proposeront aux enfants de plonger dans un imaginaire pour explorer leur histoire personnelle, la revisiter et se la réapproprier.
NOTE D’INTENTION
En 2011, nous nous rencontrons à l’occasion d’un stage dans les montagnes de Haute-Corse. Nous avons à la fois tout et rien en commun. Nous sommes deux jeunes femmes de vingt ans, nées en Ile-de-France, étudiant et travaillant en région parisienne. Pourtant, nous ne vivons pas tout à fait dans le même monde : Emmanuelle habite chez ses parents, dans le 14ème arrondissement de Paris, et termine son master à Sciences Po ; Anissa vit dans le HLM de sa grand-mère à Sartrouville, et travaille plusieurs dizaines d’heures par semaine pour payer sa formation au Cours Simon. Pour toutes les deux, le théâtre, la création au sens large est une forme d’émancipation, de prise de distance par rapport à deux familles qui nous aiment, mais ne comprennent pas nos envies « d’autre chose ». Emmanuelle inquiète sa famille en décidant de démissionner de son CDI pour faire du théâtre. Anissa cache pendant longtemps à sa grand-mère et à son père qu’elle est comédienne.
Dix ans plus tard, nous avons fait notre chemin. Anissa est comédienne et réalisatrice ; Emmanuelle, comédienne et metteuse en scène. Au cours de ces années, notre complicité s’est affirmée ; Anissa a joué dans les spectacles mis en scène par Emmanuelle, et Emmanuelle épaule Anissa sur ses projets de réalisations. Nous nous sommes libérées du chemin tout tracé qu’avaient imaginé pour nous nos familles. Ou plutôt, du chemin tout tracé qu’avaient imaginé pour nous nos grands-mères.
Nous avons eu deux grands-mères très présentes dans nos vies : Takia et Colette. Elles aussi avaient à la fois tout et rien en commun. Nées dans les années 30, l’une en France, l’autre en Algérie, elles se sont toutes les deux installées en région parisienne. Elles ont eu des enfants, qu’elles ont élevés aussi bien qu’elles l’ont pu. Elles aimaient cuisiner, aller au marché, s’occuper de leurs maisons, prier. Elles ne se sont jamais rencontrées : Colette était la femme d’un ingénieur qui finira sa carrière en tant que professeur à l’université ; Takia faisait le ménage dans les facs après s’être séparée de son deuxième mari.
Nos grands-mères n’étaient pas des héroïnes – en tout cas pas selon nos critères. Elles n’étaient pas féministes, elles n’étaient pas révolutionnaires, elles n’étaient pas rock’n’roll. Elles n’ont pas été aux concerts des Beatles, et elles n’ont pas manifesté dans les rues de Paris ni d’Alger. Elles ont été l’une des premières générations de femmes à pouvoir voter ou prendre la pilule, mais elles étaient conservatrices, pieuses, peu intéressées par la politique ou l’actualité. Chacune à leur manière, elles ont traversé les années 50, 60, 70, 80, 90 et 2000 dans l’obscurité de leurs appartements, entre leurs postes de radio et leurs casseroles.
Colette est décédée en 2017, après plusieurs années de maladie d’Alzheimer. Takia coule aujourd’hui des jours heureux auprès de ses filles, dans le désert de Biskra. Nous les avons beaucoup aimées. Et pourtant leurs figures nous hantent. Car Takia et Colette, gardiennes des traditions, n’étaient pas pour autant des anges du foyer. Leurs vies ne sont pas exemptes de douleurs, de fêlures ou de méchanceté. Takia a intrigué pour marier son fils à une femme qu’il n’aimait pas. Colette s’est murée dans une dureté de fer lorsque son mari a failli la quitter pour une autre femme. Ces secrets de famille ont transformé le regard que nous posons sur nos grands-mères, et la perception que nous avons de leurs vies.
Aujourd’hui, nous voulons passer au plateau pour raconter ensemble les histoires de Takia et de Colette, et dessiner une autre Histoire : celle de la France de la deuxième moitié du vingtième siècle, de ses fractures et de ses divisions. Guerre d’Algérie, entrée dans la société de consommation, naissance des banlieues, montée des inégalités : les vies de Colette et Takia ont été transformées par ces événements. En faisant le choix de l’intime, du quotidien, des « petites choses » qui ont constitué la vie de nos grands-mères, nous voulons raconter une Histoire moins officielle ; une Histoire qui n’apparaît pas dans les livres d’histoire, mais qui raconte pourtant beaucoup de notre présent. En décrivant le parcours de nos grands-mères, en nous interrogeant sur ce que nous ignorons de leurs vies, en prenant la mesure des différences entre leurs vies et les nôtres, c’est de la France d’aujourd’hui dont nous voulons parler. De cette France où l’on se croise en faisant semblant de ne pas se voir, où l’on cohabite sans se connaître, où l’on fantasme beaucoup la vie des autres. Pour proposer une autre voie : celle de la rencontre, de l’amitié et du partage.
COLETTE
Colette est née à Chaumont (52) en 1933. Ses parents sont instituteurs. Colette, elle, choisit de devenir enseignante en arts ménagers.
Au pèlerinage de Chartres, en 1954, elle rencontre François, élève-ingénieur à l’école Supélec. Ils se marient. Colette travaille quelques mois, puis se consacre à ses trois enfants.
Au début des années 60, la famille déménage dans le sud de la France, où François mène ses recherches sur le laser pour le compte de Thomson-CSF. Tout le monde se plaît bien dans cette région accueillante. Suite à une infidélité de François, la famille rentre à Paris en catastrophe en 1978.
Colette et François reprennent une vie commune dans un appartement feutré au coin de la place de la Bastille. François termine sa carrière en tant qu’enseignant à l’université Paris-Jussieu. Neuf petits-enfants naissent.
Lorsque François meurt, en 2013, la famille se rend compte brutalement que Colette est atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis des années. Elle entre en EHPAD à Vanves, où elle meurt le 3 novembre 2017.
TAKIA
D’après ses papiers d'identité, Takia est née le 1er janvier 1930. Cette date lui a été attribuée lors d'un recensement fait pendant la colonisation.
Takia est mariée à 14 ans, avec un homme qui a deux fois son âge. Elle a deux filles mais n'arrive pas à donner naissance à un garçon. Son mari la répudie. Takia trouve un autre homme qu'elle épouse en deuxièmes noces. Elle accouche d’un garçon.
Son deuxième mari part travailler en France. À 26 ans, Takia le rejoint avec son fils, dans les bidonvilles de Sartrouville où vivent les Algériens de Biskra. Elle laisse ses deux filles en Algérie. Plus tard, la famille sera relogée dans un HLM de Sartrouville, à la cité du Plateau.
A 48 ans, elle décide de trouver un travail, car elle sent que son mari va partir. Elle enchaîne les ménages de nuit et de jour. Dix ans s'écoulent. Takia part faire le pèlerinage à la Mecque.
À 60 ans, Takia doit arrêter de faire des ménages. L’hiver, elle s'envole vers Biskra, au printemps, elle rentre en France. En 2019, elle s’envole une dernière fois pour Biskra, où elle coule des jours heureux auprès de ses filles.
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