En vue de la création de mon prochain spectacle, un seul en scène pour jeune public, je souhaite mener avec les élèves une recherche théâtrale commune autour de la figure de l’humoriste américain Andy Kaufman. Mon but est d’intégrer totalement les élèves au processus de création afin que notre expérience, les idées et les matériaux poétiques qu’elle aura générés façonnent le spectacle. Il s’agit d’abord, en début de résidence, de présenter aux élèves une première version du spectacle, puis, de les amener à inventer leur propre personnage et à travers une série d’exercices et d’improvisations guidés, à élaborer leur propre spectacle. Ce travail de recherche aboutira à la création d’un spectacle joué par les élèves et à un documentaire vidéo.
Avec le festival "Le Merveilleux" et "Lourdes", je poursuis une recherche théâtrale influencée par le théâtre immersif, le théâtre participatif et le théâtre de rue. Je quête une écriture théâtrale qui mette le statut de spectateur en jeu, une théâtralité qui interroge et joue avec le dispositif même du théâtre. Je me suis rendu compte lors des représentations de "Lourdes" à la Colline à quel point le public jeune (notamment les scolaires) appréciaient d’être en interaction directe avec les acteurs à certains moments de la pièce. Cela a donné lieu à des séquences imprévues d’improvisation très belles. J’aime l’idée qu’un spectacle une fois le cadre défini se donne la possibilité d’évoluer d’une représentation sur l’autre. Cette part de liberté stimule le public comme les acteurs. Elle contribue à enrichir le propos de la pièce et permet de l’éclairer différemment chaque soir. Je travaille en ce moment à écrire un seul en scène à destination du jeune public (adolescent et pré-adolescent) en m’inspirant de la figure d’Andy Kaufman et des procédés théâtraux qu’il employait. Cet humoriste américain décédé en 1984, déployait un humour singulier, très enfantin et poétique et parvenait dans ses spectacles de stand-up à mettre en jeu son public de manière insolite. Ses prestations sont un agencement de sketches, des séquences d’une dizaine de minutes environ durant lesquelles il joue soit son propre rôle, soit l’un de ses personnages fictifs. L’élément premier de sa grammaire théâtrale me semble être le personnage. Il a créé une galerie de personnages si bien construits, si bien interprétés, qu’ils passent pour des personnes réelles. Ils viennent le plus souvent présenter un numéro (imitation, chant, danse, catch, ou tambour). Les numéros (la plupart du temps exécutés avec une grande maitrise technique) sont parfois perturbés par des accidents. Andy Kaufman alterne numéros ratés et numéros réussis. Par exemple, un homme légèrement attardé ayant un accent étranger monte sur scène, tente de faire des blagues et s’humilie ; un chanteur sur le retour agresse le public. Il joue constamment sur le trouble entre réalité et fiction, entre identité réelle et personnage, et produit des effets de fascination/distanciation que je trouve sublimes. Développant un langage théâtral baroque, il cherche constamment à troubler les conventions admises et les attentes du spectateur. L’humour d’Andy Kaufman repose en grande partie sur sa capacité à hystériser le spectateur, à le faire régresser à un certain état d’enfance, très léger et poétique. En interaction constante avec lui, utilisant des techniques très simples de chauffeur de salle, il l’amène par exemple à chanter des chansons enfantines. Il provoque aussi de fausses situations de crises. Des protestations dans le public (déclenchées par des complices, en réaction à ces propos) perturbent le cadre de la représentation, mais très vite on revient au cadre, car le faux accident sert la suite du spectacle. La naïveté apparente de Kaufman révèle les rapports de pouvoirs au sein du dispositif de représentation. Il joue avec les attentes du spectateur, avec son désir de rire, et, par l’absurdité de ses propositions, il distancie l’idéologie « entertainment » dont il est l’agent. Par exemple, dans l’une des émissions de télévisions qu’il a animées, il demande au spectateur avec une insistance énigmatique (tout à fait hypnotique) de dessiner avec un feutre sur son propre écran de télévision. Dans les dernières années de sa vie, alors qu’il était atteint d'un cancer, son œuvre est devenue plus radicale, et a pris à mes yeux une dimension plus poétique, vertigineuse. En plus de vouloir faire rire, il me semble qu’il a cherché une certaine ambigüité dramatique à la lisière du comique et du tragique. Il a cherché à mettre le spectateur dans un certain état de perplexité inquiète, une division intérieure entre le rire et les larmes, et travailler en lui un territoire étrange et sensible, très émouvant. Lorsqu’il lance, par exemple, le générique de fin au début de son émission, on peut deviner la dimension tragique de son geste. Cela donne à lire la suite du show avec un sentiment de proximité avec la mort, un mystère. C’est précisément cet aspect poétique et mystérieux de l’œuvre d’Andy Kaufman qui m’intéresse le plus. Je pense qu’il y a quelque chose de métaphysique, un mystère théâtral, dans l’entêtement qu’a eu cet homme à jouer avec son identité, et troubler la manière dont les autres le percevaient, à passer d’un masque à l’autre et inventer un langage dramatique baroque. Le seul en scène que je prépare reprend la structure de ses prestations et les procédés théâtraux clownesques d’Andy Kaufman (complices dans le public, crise durant la représentations, format « cabaret » …). Plusieurs personnages (6 ou 7) se succèdent au plateau comme s’il s’agissait d’une scène ouverte. Ils sont en interaction directe avec le public et présentent leurs numéros (plus ou moins réussis). Seulement, je souhaite donner à ce spectacle une dimension de quête vers cet insaisissable poétique qu’Andy Kaufman donne à percevoir. Il y aurait donc une trame narrative qui conduirait le spectacle. Un des personnages proposerait au public de partir en expédition (pour partir il faudrait participer à un jeu simple auquel tout le monde pourrait prendre part). Le fil et le thème du voyage poétique se déroulerait tout au long du spectacle, de manière plus ou moins explicite, en fonction du type de numéros, des propos que les personnages tiennent et les histoires qu’ils racontent. Alors il se dessinerait un itinéraire vers la destination poétique. La fin du spectacle serait essentiellement musicale (je souhaite être accompagné par des musiciens). Je crois que ce qui confère toute la valeur et la force d’un geste artistique c’est la fantaisie et la part d’enfance qu’il recèle. C’est pour cela précisément que je désire travailler ce spectacle auprès d’un public jeune ; je sais que je pourrais apprendre d’eux tout autant qu’eux pourraient apprendre de moi.
Gers
Par le(s) artiste(s)