"Monde à l'envers" s'inspire des tsukumogami, des objets âgés de 100 ans qui viennent nous hanter issus de la mythologie shintoïste. Ce projet est une vision contemporaine de notre expérience de l'immatériel dans un monde en constante numérisation. Nous écrirons un conte en collaboration avec les élèves afin de créer plusieurs “objets-artefacts” protagonistes qui prendront vie dans un monde prospectif qui interroge notre relation à la matérialité. Ces “objets” apparaîtront uniquement au travers d'une réalité augmentée (via tablettes et smartphones) et seront contextualisés dans une mise en scène matérielle adaptée à leurs caractéristiques.
Selon la religion shintoïste japonaise, de nombreux esprits et créatures peuplent l’univers des êtres humains, ce sont les yokaï. Les tsukumogami en font partie : il s’agit d’objets qui, après avoir passé le cap des cent années d’existence, prennent vie et hantent les humains. Les plus connus sont des objets singuliers ancrés dans la vie et la culture nippone : des ombrelles, des geta (ces fameuses sandales en bois surélevées), des lanternes… Ces artefacts s’ornent d’yeux et de langues et se dispersent dans notre monde pour nous hanter et s’imposer dans notre quotidien au moment où nous les avons oublié. Sans qu’ils constituent une menace ou une présence maléfique, ils ne sont pas rassurants pour autant ; peuvent être espiègles, malveillants, mélancoliques… Ils sont simplement et avant tout présent à nos côtés, que nous le voulions ou non.
À l’heure de la numérisation effrénée, la poursuite d’un idéal technophile où matériel et immatériel s’entremêlent rend imperceptible des limites qui semblaient claires. Pourtant, notre mode de vie occidental fait que nous n’avons jamais possédé autant d’objets, mais dont l’utilité effective ne se résume qu’à une poignée d’années sans que nous prenions en considération ce qu’il en advient ensuite. Dans son essai “Smart Cities”, le philosophe Antoine Picon parle de cette répétition frénétique diluant tout événement dans ce qu’il considère comme un présent figé, dénué de regard sur le passé et sans perspective d’avenir. Quelque part, le mythe des tsukumogami devient une problématique actuelle plus qu’une histoire ancienne et pose une question qui devient centrale : comment faire “vieillir” ce qui nous entoure ? Comment imprégner de traces et de mémoire les artefacts (matériels ou non) qui font ce que nous sommes aujourd’hui ?
En s’inspirant de l’histoire étrange des tsukumogami, nous souhaitons réaliser une installation interactive multi-medium qui questionne notre rapport à la matérialité et notre futur incertain.
"Monde à l'envers" est un espace, un paysage physique et palpable issu d’un univers vraisemblable et cohérent. Il se présente comme une zone d’exposition vide qui s’active par le biais d’un écran grâce à la réalité augmentée : des êtres-objets s’animent alors sous nos yeux, n’existant que grâce à cette fenêtre. Au-delà de l’aspect surfacique de l’écran, la vision qui nous est proposée nous plonge dans un faux-semblant pas tout à fait dénué de réalité : cet autre monde déroule un spectacle qui augmente l’espace et révèle un corpus d’artefacts parfaitement virtuels mais non pour autant faux, puisque constituant les objets exposés en question. Cette installation propose alors des niveaux de lecture physiques et virtuels qui se superposent, un espace fictif dont nous révélons la substance par le biais de nos appareils numériques. Pour sa mise en œuvre nous souhaitons écrire de toute pièces un conte, une histoire qui se déroulera dans un futur proche et qui permettra de catalyser les questionnements que nous soulevons dans une forme narrative plus accessible. L’écart générationnel est un facteur important de cette production écrite, puisqu’il existe une différence entre nous, esprits de jeunes adultes qui avons grandi en même temps que les technologies de l’information et de la communication et les esprits des enfants qui sont nés dedans et avec. À travers cette histoire nous évoquerons plusieurs sujets et thématiques traitant de notre rapport à la matérialité. Elle aura pour but d’imaginer plusieurs objets-artefacts immatériels qui seront les protagonistes, de leur attribuer des caractéristiques, des formes et d’expliquer leur rôle dans ce futur proche. Ils ne seront pas forcément utilitaires, mais pourront aussi se formaliser comme manifeste, critique ou comme témoin sensible et poétique. Cette première étape sera donc l’occasion de construire un univers cohérent autour de ces objets-artefacts et qui sera développé par la suite.
À partir de ce conte nous engagerons un aller-retour entre forme littéraire et expérimentations formelles dessinées (sur papier comme sur écran) pour donner forme à ces artefacts. Nous les animerons et activerons ensuite à l’écran pour les percevoir par le biais de la réalité augmentée et les apprécier. Ces “objets” ont valeur d’artefacts dans l’univers que nous développons : ils sont des objets archétypaux à l’identité forte, emprunts d’imaginaire et de références culturelles internes à la diégèse de la fiction dans laquelle ils prennent place. Leur immatérialité nous permettra de laisser libre cours à l’imagination des enfants lorsque nous les définirons. Leurs caractéristiques (usage, fonctionnement, tailles, couleurs, textures) seront définies dans des temps de création participative que nous aménagerons à l’école, grâce à des outils de facilitation que nous développerons spécialement.
Dans un troisième temps une scénographie sera créée pour mettre en scène ces “objets”, inspirés de l’univers définit par le conte dans lequel ils s’animent. Cette étape évoque la notion d’exposition que nous avons déjà explorée lors de notre dernier projet “Erreur de conception”. Nous interrogeons constamment la manière de mettre en scène un objet exposé, ici nous questionnons l’aspect impalpable de ce qui est montré et ce que cela implique dans une exposition. L’usage de l’interactivité ainsi que la substance immatérielle de l’objet exposé invoque un rapport à l’espace nettement différent : si faire participer le spectateur en lui laissant la liberté de faire apparaître ou non le projet est une plus-value, il s’agit aussi d’une restriction. De fait, celui-ci ne pourra apercevoir qu’un fragment de l’espace virtuel qui se calque sur la scénographie physique que nous aurons produite. Ce projet est une expérimentation de ce principe interactif qui divise notre expérience de l’espace : nos déplacements dans une zone donnée et notre expérience visuelle à travers la fenêtre de l’écran. La restitution du projet se fera lors d’une exposition de cette installation multi-medium que nous souhaitons monter dans plusieurs endroits de la ville où se situe l’école, sous forme d’une scénographie nomade qui s’expose à tous. Ce dernier aspect nous permettra d’imaginer des systèmes d’expositions modulables accessibles au public. Enfin, ce projet constitue une sorte de clé de voûte de nos pratiques respectives en tant que designers. Il s’agit d’une évolution dans notre réflexion, un catalyseur qui nous permet de combiner au mieux nos compétences individuelles au sein d’un projet collectif et participatif, qui nous définit d’autant mieux en tant que designers d’espaces numériques et interactifs.
“De fait, les objets présents dans l’habitat humain ne se sont jamais affranchis de cette condition opaque, de cette imprécision intrinsèque qui les rend à la fois indispensables et superflus, fonctionnels mais fondamentalement mystérieux.”Andrea Branzi, Qu’est-ce que le design, Gründ, Paris 2009.
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