Les livres ne sont-ils pas fascinants ? Il en existe de toutes sortes : avec des textes et des illustrations, des pages reliées entre elles, oui. Mais il y en a aussi des ronds, des minuscules, des longs, des livres à trous, à fenêtre, à languettes, des livres à découper, à coller… Le livre peut prendre des formes multiples, notamment le livre dépourvu de mots imprimés. Tout aussi bavard qu’un livre avec du texte, il réinvente la lecture qui devient une expérience, un jeu. Par la découverte du livre auto-édité, du livre d’artiste, du fanzine et sur les traces de Bruno Munari, ce projet consiste à interroger les enfants sur le champs des possibles du livre par sa fabrication. Il s’agit donc de remettre en question l’idée du livre pour les enfants par les enfants afin de constituer une collection de livres uniques aux milles surprises.
Les livres m’intriguent. Enfant, j’ai été marquée par leurs mots, leurs images. Au cours de mes études d’arts et grâce aux nombreux ateliers que j’ai menés avec les enfants, j’ai redécouvert le livre comme étant un vaste champ d’exploration. Il pouvait être réalisé soi-même, de l’écriture à l’impression en passant par la maquette et le choix du papier. Et tout ceci, par un enfant aussi bien que par un adulte. Prendre conscience de ce travail artisanal ne peut qu’encourager l’expérimentation et le livre auto-édité prend alors une autre dimension. Les formes très variées que prennent les fanzines (magazines réalisés avec les moyens du bord par des « fan » de musique, littérature, ou tout autre sujet) ou les livres d’artistes en sont la preuve.
Parmi eux existe une grande diversité de livres sans mots. La question se pose alors : n’est-il pas dangereux de retirer les mots, si précieux, et notamment des livres pour enfants dans notre société où l’image fait loi ? Le livre privé de langue n’est-il pas réduit à une simple condition d’objet ou de jouet ? Et si au contraire, son silence en disait long. Non plus les mots, mais ce sont les images, les couleurs, les formats, les matières, parfois leurs bruits, leurs odeurs et même les manipulations du lecteur qui assurent la fonction narrative.
En proposant d’autres méthodes de narration, le livre sans mot est loin d’être muet. Au fil des pages, les mots surgissent à l’oral, de manière improvisée, faisant intervenir l’imaginaire de l’enfant, comme celui de l’adulte, leur capacité à analyser, à traduire ce qu’ils voient, ce qu’il sentent. Et ceci dans la langue du lecteur, quelle qu’elle soit : ici, nulle besoin de traducteur.
Je me suis donc attardée sur le langage sensible du livre.
Incontournable dans l’expérimentation tactile du livre, je me suis plongée dans les travaux de Bruno Munari. Artiste, plasticien, illustrateur, designer, il invente dès 1949 une série de Livres illisibles, sans texte, conçue dans des matériaux tels que le bois, le plastique, le textile ou encore le papier. Le récit se fait alors dans la perception matérielle de l’objet. En 1980, il publie les Prélivres qui répondent à cette exigence d’éduquer l’enfant à la lecture et qui ont pour but de transmettre le désir de lire en transformant le livre en objet familier.
Plus tard, l’association Les Trois Ourses et aujourd’hui des maisons d’éditions comme les Éditions du livre ont publié des ouvrages faits par des artistes, designers, graphistes qui cassent les codes du livre « classique » pour enfants et surprennent les petits comme les grands. Sans règles pré-établies, le livre devient également un espace de jeu. Il n’est pas immuable et subit pliages, découpages, déchirures, il se décompose pour devenir autre chose, il se porte même, comme un vêtement (This book suits you de Sarah Cheveau). Le livre existe bien en tant que volume lorsqu’il évolue dans l’espace entre les mains du lecteur. Par ses transformations, il devient un objet de curiosité qui peut se lire dans tous les sens, avec les sens : la vue, le toucher, et pourquoi pas même l’ouïe et l’odorat.
Après des recherches essentiellement tournées vers le livre, le tactile et le textile pendant mes études d’arts appliqués, j’ai voulu à mon tour faire l’expérience du livre-jeu en auto-éditant Polyform, un livre dont les pages se détachent comme un bloc-note puis s’assemblent pour devenir un casse-tête en papier plié. La confection d’un tel livre-volume passe par plusieurs étapes de recherche : comprendre le matériau, la géométrie du format choisi dont vont découler les pliages, tester des pliages puis trouver des assemblages à réaliser. J’ai alors pris conscience de l’importance de la compréhension spatiale du livre dans sa conception qui, au fond, s’apparente à un exercice de géométrie. En effet, tous les livres sont constitués de plis : des feuilles pliées, à plier, déplier. Chacun d’eux transforme le livre, son volume, de même que chaque main qui tourne, étire ou replie ses pages. Le livre doit être pensé dans l’espace pour exister comme tel.
Au cours de nombreux ateliers autour de l’édition réalisés avec des enfants en travaillant comme médiatrice à Fotokino (association Marseillaise dédiée à la diffusion des arts visuels et micro éditeur), j’ai pu transmettre l’envie de confectionner des livres et de jouer avec la lecture tout en bravant les interdits des idées préconçues sur l’objet. Le plaisir de faire avec ses mains est couplé avec la satisfaction de l’accomplissement du résultat final. Aimer le livre et la lecture, c’est aussi comprendre tout le travail derrière la conception de l’objet, et pour cela, rien de mieux que de l’éprouver. Libéré de la contrainte de l’impression, le livre unique n’a de limites que celles que lui impose son auteur, artiste, artisan, designer.
J’ai la conviction que le livre nous réserve encore bien des surprises et encore davantage entre les mains des enfants. L’objet de ma recherche vise à encourager ces derniers, dans une démarche ludique et créative, à s’emparer du livre sans mot comme terrain d’expérimentations multiples articulées sur l’espace et les sens. Ainsi, ce projet consiste à questionner le livre dit « pour enfants » avec les enfants. Leur regard est d’autant plus important que l’objet leur est destiné. Et s’il est désigné comme tel, il est souvent tout aussi intéressant pour les grands !