A Diapasia, on accorde les enfants comme des instruments de musique en leur tendant des petites cordes dans le dos. Puisque tout le monde est bien accordé, on y vit en harmonie, mais personne n'est vraiment très heureux. En marge, il y a une bande de bricoleurs délurés qui refusent de se mettre au diapason : ils se rajoutent des klaxons et des pistons dans les cordes et font beaucoup la fête. Ce sont les Désaccordeurs.
Les Désaccordeurs est un projet à deux facettes : une fiction sonore et musicale pour enfants (en cours d'écriture), et une recherche en lutherie sauvage, « de récup' » : il s'agira de concevoir un grand parc instrumental avec des objets recyclés pour mettre en son cette fiction.
Les premiers Désaccordeurs seront les élèves du programme, invités à fabriquer des instruments de bric et de broc. Puis, nourris par ces recherches sonores, ils pourront réaliser pas à pas leurs propres fictions sonores, ancrées dans l'univers des Désaccordeurs.
Les expressions du monde musical sont légion dans le langage de tous les jours. Entre autres : se mettre au diapason, donner le la, mettre un bémol, s'accorder, mener à la baguette, au temps pour moi... ou encore : flûte ! Toutes ces images, qui ont nourri la création de mon univers de fiction pour Les Désaccordeurs, prennent racine dans l'histoire de la musique, le solfège, la vie de l'orchestre. Souvent, elles permettent d'exprimer l'idée d'ordre, de discipline (l'harmonie) – ou bien son contraire. Ce contraire, c'est ce que j'interrogerai et ce qu'exploreront les protagonistes de la fiction. Leur histoire sera bruyante et musicale, fabriquée à la main – avec des clous, des vis, et peut-être même des bottes – et pensée à plusieurs. Car Les Désaccordeurs est un projet à deux facettes : ce sera d'abord un atelier de lutherie sauvage (de récup'), puis une fiction sonore pour enfants, dont j'ai amorcé l'écriture.
Concernant la fiction, le décor est planté : cela se passe à Diapasia, un monde autoritaire où l'on accorde les enfants comme des instruments de musique en tendant de petites cordes dans leur dos. Ainsi accordés, ils vivent bien réglés et en harmonie, mais un peu malgré eux. Et parfois, même bien accordés, il arrive qu'ils ne soient pas d'accord : pas d'accord entre eux, pas d'accord avec eux-mêmes... Alors ils se désaccordent un peu, naturellement. Et c'est très dangereux, car dans ces cas-là, le régime de Diapasia cherche à s'en débarrasser. Sauf que, quand un système fonctionne de manière mécanique (l'accordage), il est toujours possible d'en trafiquer les rouages. C'est comme ça que les Désaccordeurs – une société secrète, festive et délurée – ont trouvé la faille pour se libérer de l'emprise du régime : ils se bricolent les uns les autres, triturent leurs cordes, se rajoutent des klaxons et des pistons, expérimentent les possibles sonores et politiques de leurs corps de cyborgs (non-)harmoniques. Mais pour ceux qui subissent ce type d'opération, plus rien ne sera – ne sonnera – plus jamais comme avant... Et le monde qu'ils peuvent alors s'inventer est si neuf, original, qu'ils sont les seuls à pouvoir le voir : leur refuge, c'est l'impossible des autres. C'est ce qu'expérimente Eli, protagoniste principale de la fiction. Mais, passé l'émerveillement, le nihilisme joyeux des Désaccordeurs ne lui suffit plus : cette enfant de dix ans veut abolir à jamais Diapasia et la dictature de l'harmonie.
Au fil de la fiction, les jeunes auditeurs acquerront sensiblement des notions de musique. Au delà de cette visée pédagogique, la métaphore musicale permet de soulever avec recul et originalité des questionnements qui articulent les rapports sociaux dès l'enfance : est-ce normal de se sentir différent ? Est-ce que s'affirmer, c'est s'exclure ? Pourquoi (dés)obéir ? Aussi, l'enjeu, pour une fiction jeunesse moderne, est de ne pas livrer de morale préconçue, mais d'ouvrir des pistes de réflexion. Ici, sur la tension entre bien commun et individualité, par exemple. On s'interroge : est-ce une finalité de s'entourer de ceux qui nous ressemblent ? Peut-on construire ensemble quand on n'est pas d'accord ? Où chercher des armes, des ressources pour défendre ses idées ?
C'est cette dernière question qui a initié l'histoire des Désaccordeurs, il y a quatre ans. À l'époque, à quelques pas de chez moi à Paris, des groupes armés ont tiré sur des musiciens. En réaction, des extrémistes ont prôné l'interdiction de la musique, et des mairies françaises ont censuré des concerts et des films. Face à ce déluge de violence et d'absurdité, je m'interrogeais : contre la haine, contre l'autoritarisme, contre tout ce qui menace la solidarité et la liberté, quelles sont mes armes ? Alors, en tant que musicienne, j'ai réalisé que cet art était mon outil de résistance, d'intelligence et d'imagination collective. À l'heure où j'écris, nous sommes tous enfermés chez nous contre une menace invisible et omniprésente. Chaque soir, des voisins sortent sur leur balcon avec une platine DJ ou une trompette et offrent un concert à toute la rue : c'est un interstice de fantaisie entre deux vagues d'angoisse et d'ennui, voire dans la maladie ou la solitude. Des communautés, des rendez-vous se créent, la musique nous lie dans le confinement. Par le prisme de ces crises, Les Désaccordeurs sonne alors aussi comme une mise en abîme de la musique comme affirmation de la vie et comme résistance : c'est en tout cas mon arme de cohésion, d'évasion et je souhaite la partager.
La particularité de cette fiction sonore sera son instrumentarium inouï. Pour mettre en son l'univers des Désaccordeurs, je souhaite mener une recherche sonore expérimentale et fabriquer – à l'image des personnages qui se bricolent les uns les autres – des instruments originaux à partir d'objets variés et d'instruments de musique recyclés. D'abord guitariste, puis claviériste (synthés numériques) et enfin trompettiste, j'aime explorer des sons physiquement différents, en inventer.
Aussi, l'imaginaire de l'île m'inspire beaucoup pour l'univers des Désaccordeurs : c'est le lieu privilégié dans la littérature pour faire émerger de nouvelles formes de vies, heureuses (L'Utopie de Thomas More) ou non (l'île de Sa majesté des mouches), lieu aussi du fantastique, onirique (le Pays du Jamais de Peter Pan), ou terrifiant (L'île du Dr Moreau). On projette à la fois sur l'île tous les possibles, et toutes les limites. J'imagine la terre d'exil des Désaccordeurs comme une île invisible, au beau milieu de la cité de Diapasia : enchanteresse et chaotique, détachée. J'ai donc pensé récolter la matière pour fabriquer cet univers sur une île : l'île d'Oléron. J'y ai beaucoup enregistré de paysages sonores, tourné des reportages, en ai déjà fait le théâtre d'une fiction sonore (La Tempête). Et j'y ai découvert un matériau exceptionnel : les déchets ostréicoles. Cela fait plusieurs années que j'en récolte sur les plages de l'île : coupelles, tubes, grillages, gants, bottes, ardoises, filets, coquilles, bouées… Rejetés par la marée, ce sont autant d'objets aux formes et matières variées, à transformer pour fabriquer des objets sonores inédits. Dans la fiction, les Désaccordeurs fabriquent leur univers dans les marges du régime qu'ils renient : ils se réfugient dans l'imaginaire, l'oublié, le fantasque, inaccessible aux gens bien accordés du régime. C'est pourquoi d'un point de vue sonore je souhaite concevoir leur monde, leur île, avec de la récup', du détournement, avec ce qui reste, ce que l'on a oublié, ce dont on ne voit plus ni l'utilité ni la beauté, et qui peut pourtant encore servir pour se refaire un monde. De là, je me constituerai un parc instrumental inédit en plus d'être écologique et économique. Je reviendrai à des sons organiques, « faits maison », pour créer un univers foutraque et sensible, un terrain de jeu sonore pour les jeunes oreilles.