Le projet entend explorer un espace a priori totalement interchangeable, comme si l’on partait en voyage dans un ailleurs ! Cet espace, c’est la zone commerciale, enchaînement normalisé de magasins et d'usines situé en bordure des villes…
C'est là que nous mènerons une enquête créative - à la fois documentaire et fictionnelle - à base d'images et de sons. Nous fouillerons le passé de la zone commerciale, nous trouverons les personnages qui la peuplent. Nous inventerons les légendes et utopies qui pourraient la concerner. Les expérimentations menées lors des ateliers et mon propre travail de repérage documentaire s’entremêleront étroitement, et nourriront l’écriture d’un projet de documentaire de création.
Ce projet part d’un constat, d’une impression vive qui m’est restée lors de chacun de mes voyages en France. Où que l’on aille, bien que les paysages changent, partout, inexorablement, on rencontre des zones commerciales.
Au cœur des montagnes, en forêt, au bord de la mer, peu importe le décor : on ne sort pas d’une ville petite ou moyenne sans traverser, de rond-point en rond-point, un paysage de parkings, fast-foods, supermarchés, entrepôts, usines et grandes chaînes standardisées. Mac Donald, Ibis, Carrefour, Ikea... Des Alpes à la Méditerranée, des Vosges aux rives de l’Atlantique, le développement économique a rimé ces cinquante dernières années avec la construction frénétique de ces zones en périphérie des villes. Les territoires ont été massivement transfigurés, avec pour corollaire la désertification des centres et la destruction à grande échelle des terres sauvages et agricoles. Consommation, visibilité, mobilité sont devenus les mots d'ordre.
Progressivement, la zone commerciale tend à concentrer toutes les activités. La vie se déplace dans des lieux purement fonctionnels, sans histoire ni dimension affective, privés aussi de prolongements imaginaires. En suivant la définition de l’anthropologue Marc Augé, les non-lieux ne peuvent se définir « ni comme identitaires, ni comme relationnels, ni comme historiques ». C’est bien de cela dont il s’agit dans les zones commerciales : des espaces interchangeables où règne un anonymat sans faille.
Des voitures et des gens poussant leur caddie, sous un ciel d’enseignes, du nord au sud, de l’est à l’ouest.
Un des rôles de la création artistique est de remettre en question cette neutralité. Les zones commerciales semblent condamnées à une stricte normalisation. Il faut échapper à cette uniformité en introduisant une vie libre et imaginative - peut-être sauvage. Le projet a donc pour ambition de partir d’un de ces lieux entièrement dévolus à la production et à la consommation, de se l’approprier, puis de le transformer. Avec les enfants, nous mènerons une vaste enquête créative dans une zone commerciale, qui donnera une épaisseur et une complexité à un espace qui semblait uniforme.
Notre enquête nourrira l’écriture d’un documentaire de création aux frontières de la fiction, qui aura également pour objet une zone commerciale. Ce documentaire de création sera raconté sous la forme d’un conte se situant dans un passé légendaire - hors du champ de l’histoire.
« Il était une fois une zone dans les faubourgs de la ville ».
Il traitera du travail et de la consommation dans un univers néolibéral : magasiniers, employés de fast-food, boulangers industriels etc. tout en cherchant à créer, sur le mode de la fiction, des fissures surréalistes. Mon but est de mettre en tension les images de la production et de la consommation, pour les confronter à un univers inconscient, plus libre et vivant. Les zones commerciales se présentent comme purement objectives et rationnelles. Le documentaire tentera de les réinscrire dans une subjectivité.
Trois axes formels guideront mon approche et se retrouveront dans les ateliers réalisés avec les enfants.
Le premier axe consiste à partir à la recherche de ce qu’a été la zone commerciale : c'est l'axe du passé. Nous collecterons les témoignages de ceux qui y ont vécu et ont connu une autre réalité. Nous rencontrerons les acteurs anciens, en quête d’un guide à même de ressusciter une mémoire. Loin de nous contenter de récolter des informations, nous chercherons plutôt des moyens d’évoquer ce qui a disparu par les images et les sons. Non pas pour glorifier le passé ou sombrer dans une mélancolie, mais pour réinscrire la zone dans une histoire. Le Mac Donald n’est plus le même s’il plane quelque part sur lui l’image du champ de lavandes ou de la forêt qui l’a précédé.
Le deuxième axe portera un regard plus direct sur la production et la consommation. Pour y parvenir, il nous faudra dépasser la vision de façade offerte par les devantures et les vitrines et entrer dans les rouages. S’approcher de la chaîne de production d’une usine, des entrepôts de préparation de commandes ou simplement de l’arrière-magasin d’un supermarché. Il s’agira d’apprendre à déceler et donner à voir la mécanisation et la standardisation, en dévoilant la répétition des gestes ou des arrivages de marchandises. En s'appuyant aussi sur tous les signes formels : panneaux de direction, enseignes etc. qui balisent et signalent le territoire d'une zone commerciale. Nous travaillerons à porter un regard distancié sur la production et la consommation de masse. Cet axe permettra aux enfants de développer un regard critique sur la réalité de l’activité économique, sans jamais déconnecter ce regard critique d'une perception esthétique.
Enfin, le troisième axe est un axe onirique. Il a vocation à transformer la zone commerciale, à provoquer des failles en son sein pour produire des échappées vers le rêve et l’inconscient. Certaines zones commerciales ont ceci de fascinant qu’elles se situent à la lisière de territoires sauvages inhabités.
Retrouver une place pour le rêve, cela peut-être en faisant parler les puissances sauvages, en retrouvant les sons et la vie de la forêt ou de la montagne toute proche. Cela peut-être en inventant des légendes, en faisant planer des fantômes, ou en adaptant des mythes anciens à un décor postmoderne. Nous inventerons ensemble les mondes possibles, et chercherons à dessiner les contours d’un « surréalisme de la zone commerciale ».
Nous travaillerons le motif de la zone comme celui d’une île : un endroit coupé du reste du monde, soumis à ses propres lois et phénomènes physiques. Mais ce motif sera à double tranchant. D’un côté, l’île enchantée, le pays des merveilles. De l’autre, la zone interdite et anxiogène, en proie aux tabous, sur le modèle de la Zone du Stalker de Tarkovski. La zone perdra ainsi son statut de périmètre de transit pour apparaître comme un organisme travaillé par des lames de fonds et des phénomènes inconscients.
Le travail d’enquête et d’imagination en collaboration avec les enfants se fera un maximum par les images et les sons, et aboutira notamment à la production de plusieurs petits films évoquant plusieurs aspects de la zone commerciale où ils vivent. A tous moments, le travail effectué avec eux fera écho à mon travail d’écriture.
L’imagination des enfants aura notamment beaucoup à apporter pour construire des visions rêvées, utopiques ou légendaires, permettant d’apporter un vent de nouveauté. Ils se retrouveront ainsi dans le film écrit, qui s’inspirera de leur créativité pour dépasser le cadre de ma vision individuelle et atteindre une vision plus universelle.