"Portraits de fin d'année des gosses trop bien peignés[…] Les grands derrière, les ptits devant" Bénabar
Noufou 1,98m Derrière?
Elsa 1,54m Devant?
La route des Échassiers propose de renverser la norme de la taille, obsession chez les enfants, pour en rire et surtout en jouer. Ce détournement s'opère à partir d'un objet de référence, l'échasse. Revisitée, elle est conçue dans des matériaux de récupération tirés du quotidien: les élèves construisent leurs échasses sur mesure. Dessinant de nouvelles silhouettes, la marche sur échasses s'apprivoise en travaillant l'équilibre et la pesanteur. Et par ce jeu façonne le rapport à son corps.
Processus de redécouverte progressive de la marche, le projet se déploie autour de jeux corporels, d'ateliers de construction et de travail plastique pour façonner un objet singulier qui peu à peu se porte et se manipule. Une étape de restitution prévoit une parade des Échassiers dans laquelle émerge un travail collectif du rythme et de la chorégraphie.
Ce projet naît de la rencontre de deux scénographes plasticiens qui partagent une attention à l'objet et à sa manipulation théâtralisée, dans une pratique pluridisciplinaire. Nourris de nos expériences complémentaires, nous faisons ici converger nos recherches autour de la création d'une parade destinée à de jeunes marcheurs.
L'une en France, à Paris et Strasbourg, l'autre au Burkina Faso, à Ouagadougou, la marche est un axe sous-jacent à nos recherches respectives. Dans des spectacles et des installations scénographiques Elsa mène depuis 2 ans un travail sur la marche chorégraphiée dans laquelle s'alternent rythmes collectifs où les pas battent la mesure et marches individuelles qui permettent l'introspection et le déploiement d'imaginaires. Noufou, lui, expérimente la marche au travers de sa participation à de nombreuses parades et scénographies urbaines, dans lesquelles il déploie des éléments scénographiques mobiles et des marionnettes en tout genre. C'est ainsi dans la théâtralité de la marche et sa mise en spectacle que nos recherches se rencontrent. Dans ce projet, nous associons nos parcours, nos cultures, nos inspirations multiples pour provoquer le dialogue, dans un travail commun qui invite à une nouvelle démarche.
La route des Échassiers est un prolongement de ces recherches, pensé dans une approche ludique pour un jeune public. Parmi les multiples formes scéniques, s'intéresser à la parade nous a amené à réfléchir aux pratiques circassiennes qu'elle implique. Et c'est tout naturellement que l'échasse y a trouvé sa place. Comme manière de déambuler et de penser la marche. Comme objet pour travailler la spectacularité et la théâtralité. Comme moyen d'exercer son rapport au corps et son équilibre. Le cirque, la parade, le carnaval invitent à déployer son propre corps, loin des normes. Dans cette intention, l'échasse est un objet poétique et surprenant pour transformer son regard et sa posture. Elle devient un medium pour ouvrir les possibles et jouer du grotesque. Cette contrainte nouvelle invite à changer sa manière de se déplacer. La banalité de la marche redevient un apprentissage, un tâtonnement et c'est par là que naît la théâtralité du geste. L'échasse offre le temps de s'observer les uns les autres, d'être attentif à chaque mouvement pour redécouvrir ce geste de la marche comme pas dansant.
Le projet est pensé en plusieurs séries d'ateliers qui se mettent en place au rythme des enfants. Une première étape de rencontre consiste à remettre en question la norme de la taille, en passant par une série de détournements de la mesure intransigeante qu'est le mètre. Toise du médecin, le menton bien relevé sans tricher sur la pointe des pieds, ou petits traits au stylo sur un mur de la maison, chaque centimètre gagné est un succès et le moment de mesure constitue un défi. Mais ici, à bas les mètres ! Les objets s'empilent sur les têtes et on grimpe sur les chaises pour voir ce qui nous manque pour atteindre une taille commune. Première série de jeux qui détourne avec humour les petits complexes qui peuvent naître autour de sa taille et qui donne naissance à la mesure des échasses à venir. Au delà du jeu, nous installons dès les premiers échanges un lieu d'écoute et de bienveillance, amenant l'aisance, la confiance et le partage au sein du groupe.
Par la suite se côtoient deux séries d'ateliers. Une série d'exercices corporels menée aux côtés d'une intervenante extérieure (circassienne et danseuse) travaille le rapport au corps et à son équilibre, son centre, ses appuis, la chute… Autant d'exploration de ses sensations pour prendre conscience de son corps. D'autre part, des ateliers de fabrication d'échasses singulières sont imaginés à partir de matériaux de récupération. En leur proposant une série d'objets du quotidien, détournés de leurs usages, les enfants sont amenés à construire des objets personnels et insolites dans des combinaisons plastiques inattendues en gardant toujours en tête la fonction finale de ces assemblages : marcher avec. Il s'agira donc de les initier à la construction, à la solidité des matériaux, aux techniques multiples d'assemblages, à la portabilité de ces "chaussures"… Ces deux ateliers s'envisagent en parallèle, afin d'éprouver et de tester l'objet au fur et à mesure de sa conception, tout en s'habituant à travailler sa stabilité. Ce travail d'équilibre part d'un constat simple "vous avez tous appris à marcher, vous réussirez tous à marcher avec des échasses" et pour cela il s'agit de travailler son objet pour lui donner la forme qui correspond à son équilibre. Assurer le confort du pied, élargir le socle pour les moins assurés, étirer la hauteur pour les plus dégourdis. La construction de son propre objet amène chacun à le travailler sur mesure, à le penser selon son corps et ses sensations. A l'opposé d'un chausson de danse où le pied conditionné doit se conformer à la forme menue et inflexible de l'objet, ici la chausse s'adapte au pied, au poids, au corps qui le porte. Elle se rehausse par des ajouts, se solidifie par des renforts, se stabilise et s'harmonise à son porteur.
Une fois ce travail de construction abouti, place à l'expérimentation ! Tâtonnant, trébuchant, pas à pas, précautionneusement, la marche se dérouille et les Échassiers s'élancent. Plusieurs ateliers de marche sont envisagés pour apprivoiser et maîtriser l'échasse. Et ces expérimentations mènent progressivement à la théâtralité. C'est à ce moment là que la parade entre en jeu ! Étape de restitution, elle permet d'aboutir ce cycle par un travail de marche collective, où sont abordées avec les élèves, les notions de théâtralité et de performance. C'est l'occasion de travailler la spatialité. Les enfants partagent le regard qu'ils posent sur leur ville et leurs trajets quotidiens, pour en tracer le parcours. Les échasses se perfectionnent pour devenir costumes et s'habillent de matières sonores pour entraîner la rythmique des pas. Le rythme collectif s'installe. Cette parade se propose de déambuler dans le quartier, dans un prolongement vers l'extérieur et auprès d'un public local. Habitants et voisins, adultes et enfants sont invités à y assister. Dans une participation festive chacun est convié à se mettre au pas de la parade et à s'insérer dans la marche, adaptant le rythme de son corps à cette nouvelle manière de déambuler en ville.
Ce projet vise à s'insérer dans un territoire urbain (ou périurbain) de mixité. Dans la poursuite des projets que nous avons pu mener dans différentes villes, nous souhaitons prendre le temps de déambuler dans les rues pour comprendre le rythme de la ville et de ses habitants, aller à leur rencontre pour entamer un travail de médiation et de dialogue, indispensable à l'insertion réussie d'une parade urbaine. Ce travail sur l'espace urbain enrichit notre démarche qui interroge l'espace par la scénographie urbaine, en jouant avec les codes sociaux, culturels et environnementaux pour proposer une œuvre temporaire.