Anne-Lise Némorin travaille sur un projet de roman graphique relatant l’enfance d’une famille nombreuse dans les années 60 en Martinique. En se basant sur les témoignages livrés par les membres de sa famille, elle cherche à créer un dialogue entre les enfants du passé et ceux d’aujourd’hui. Elle propose ainsi des pistes de réflexion sur le rôle de l’héritage dans la construction de soi.
Tandis qu'elle s'attellera de son côté à recueillir des témoignages, des notes graphiques de différents lieux et des recherches documentaires, elle proposera aux élèves d'établir des portraits personnels de leur enfance. Par le dessin, la narration graphique ou encore la prise de son, jusqu’à une série de séquences animées, ils pourront présenter leur quotidien d'enfant antillais.
En quête de la création d’un lien entre les générations, je développe une recherche à travers un projet de roman graphique.
Je suis née et j’ai grandi à Paris, mon père et ma mère sont nés et ont grandi dans Martinique, respectivement au Vauclin et au Robert. J’ai connu leur île en m’y rendant tous les trois ans depuis ma petite enfance jusqu’à mes 22 ans.
En une vingtaine d’années, en venant par intermittence, j’ai vu la Martinique changer. J’ai vu les maisons en bois charpentées du Vauclin être rongées par l’air salé. Trois ans après, elles étaient abandonnées pour trouver à leur place des maisons bétonnées, puis découvrir finalement un garage lors de ma visite suivante. J'ai vu la population des chiens errants diminuer. Mais le plus gros choc pour moi a été les bords de mer... J’ai des joyeux souvenirs de pêche-cueillette de palourdes dans le sable et que l’on cuisinait après, je les ai retrouvées entièrement bétonnées. Si dans ma courte existence, j’ai pu souffrir de nostalgie face à de tels changements, qu’en est-il de mes parents qui ont vu leur île natale changer de loin, tant dans son aspect que dans sa culture ?
Mon enfance parisienne, c’était des parents qui travaillaient beaucoup, les dessins animés, le dessin, la lecture et parfois le dimanche, les grandes sorties avec les oncles, tantes et cousins. J’étais rarement seule, toujours à la maison avec peu d’accès à l’extérieur en dehors de l’école. De temps en temps, des bribes de leur enfance échappent à mes parents, l’exact opposé de la mienne. Face au béton, aux tours HLM, je découvrais les maisons en bois, les sols en terre et surtout la nature. Alors que leur île était un terrain de jeu, ma ville nous a cloîtrés dans des parcs grillagés avec quelques balançoires et toboggans en plastique. De mon point de vue d’enfant, la liberté dont ils semblaient jouir me faisait rêver et, depuis ma chambre parisienne, je ne pouvais l'imaginer qu'en dessin : déambuler dans les bourgs, les forêts tropicales ou les bains de mer ; observer les étoiles de mer aux zandolis, des matoutous aux manicous ; goûter aux saveurs des fruits tropicaux comme la goyave, maracuja, bananes, et aussi pommes de lianes, pommes d’eau, pommes-cannelles. Ce serait en
somme un espace infini de liberté et de création. Bien sûr cette, enfance, je l’ai beaucoup fantasmée. Je suis consciente des difficultés de l’époque, liées à la pauvreté, la faim et à l’éducation parfois violente. Ramener au réel cette part de fantasme fait aussi partie de mes priorités dans ma démarche de recherche.
Il y a un an, mon frère donnait naissance à son premier enfant. Cette petite fille sera donc la deuxième génération issue d’une famille antillaise. J’ai alors pris conscience des limites de ce que nous pouvons lui transmettre de la culture de nos parents. Nous ne parlons pas bien le créole, je ne sais cuisiner que quelques plats typiques. Mes parents ont quitté la Martinique à vingt ans, leurs connaissances culturelles sont finalement figées à cette époque. De plus, ma nièce n’aura probablement pas la chance de s’y rendre aussi souvent que nous l’avons pu. Il m’a paru essentiel de pouvoir lui offrir plus que cet héritage fragmentaire. Pour moi, les origines font partie de notre identité et il m’apparaît important que les enfants comme elle puissent retrouver une part de leurs origines pour se construire, pour construire le lien avec les différentes générations de sa famille. Je me rends compte que l’intérêt que je porte à leur histoire nous a rapprochés. En passant plusieurs mois là-bas, cela m’offrirait une possibilité de renforcer ce lien davantage et de vivre une expérience de reconnexion avec une part de moi-même.
Il devient urgent pour moi de réaliser ce projet car les traces de ce passé s’effacent peu à peu. La très récente perte d’un de mes oncles qui a été une inspiration dans l’initiation de ce projet et sur qui je comptais pour me transmettre un bout de cette culture (il avait une grande connaissance de la diversité des plantes de la Martinique) m’a fait prendre conscience de la limite de la disponibilité des savoirs nécessaires à sa réalisation.
Je souhaite que ce projet soit accessible aux enfants comme ma nièce. Je crois que le roman graphique offre un format écrit et dessiné idéal, qu'ils pourront lire en plein questionnement identitaire, comme récit d'héritage.
J’ai commencé dans un premier temps par récolter des anecdotes de l’enfance auprès de mes parents, de mes oncles et tantes qui sont en Île de France. Ces histoires m’ont marquées tant elles sont différentes de tout ce que j’ai pu vivre, et j’ai aussi été très touchée par l’émotion de ceux qui racontaient ces bribes sorties d’une époque si lointaine et révolue.
J’ai aussi commencé à m’imprégner de l’ambiance des années 60 en Martinique à travers les photographies ethnographiques de Arlette Rosa Lameynardie et Denise Colomb qui ont travaillé à cette époque, ainsi que des rares photographies venant des archives de ma famille. Vous trouverez quelques-unes de ces études documentaires dessinées en images jointes du dossier. La photographie en noir et blanc crée une sorte de barrière qui m’empêche de me projeter complètement, et j’ai besoin de voir certains lieux de mes propres yeux pour y associer la couleur, visualiser l’espace tridimensionnel et traduire l’ambiance ressentie dans des dessins.
Dans la lignée de mes projets précédents, je veux laisser une grande place aux sensations et aux impressions propres à l’enfance. Je compte nourrir les pages de ce roman graphique d’un mélange : l’observation de la Martinique actuelle, qui porte en elle les réminiscences de l’époque que j’étudie, mes recherches, et mon expérience dans la narration. Je cherche toujours à rendre mes personnages tendres et attachants et je leur porte toujours de la bienveillance et de l’affection. Je veux que les enfants d’aujourd’hui se retrouvent en eux et qu’ils puissent partager leurs émotions. Malgré le contexte historique de la Martinique marquée par les départs massifs de la jeunesse avec le Bumidom qui a organisé la migration des populations des DOM-TOM vers la France continentale pendant des années, j’entends offrir une histoire légère parfois triste, souvent drôle. Dans ce registre, je prends pour référence des œuvres cinématographiques comme les Quatre Cent Coups de François Truffault, le Ballon Rouge de Albert Lamorisse, ou I Wish de Hirokazu Kore Eda, et aussi en bande dessinée, avec les Grands Espaces de Catherine Meurisse, et enfin l’Arabe du Futur de Riad Sattouf.
Un dernier point que je souhaiterais développer dans ce projet est que comme partout ailleurs, la Martinique subit la crise écologiques ; ses côtes littorales sont ravagées par les sargasses, et l’érosion, de nombreuses espèces sont menacées. La préservation est une de mes préoccupations. Je souhaiterais montrer dans mes dessins la beauté des plages d’eau limpides et azur, les animaux et les fleurs colorées aux formes infinies.