Pour la création de « Il a beaucoup souffert Lucifer » d’Antonio Carmona, pièce de théâtre jeune public abordant la thématique du harcèlement scolaire, la Cie Si Sensible envisage sa future création sous un dispositif scénique précis : immerger les spectateurs dans la configuration d’une salle de classe.
L’équipe artistique souhaiterait faire éclore, à l’occasion de Création en cours qui semble être le terreau adéquat à ce processus, une ligne artistique forte, constituée des quatre comédiens au plateau ainsi que d’un chœur d’enfants acteurs-amateurs possiblement porteurs de récits et d’actions autour du sujet abordé.
Cette recherche artistique autour du jeune public est née d’une rencontre entre trois artistes passionnés d’écritures théâtrales contemporaines issus d’horizons bien différents, mais pas si lointain : à la mise en scène, Mélissa Zehner, diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de la Comédie de Saint- Etienne, à l’écriture Antonio Carmona, auteur publié aux éditions Théâtrale et à la scènographie, Analyvia Lagarde de l’École Nationale Supérieure d’Arts et Techniques du Théâtre – de Lyon.
Elle s’est prolongée deux ans plus tard autour d’une adaptation de La Petite Sirène d’Andersen- Une tête brûlée sous l’eau- écrit et mis en scène par Mélissa Zehner. Un spectacle, gorgé de machineries et de mots, qui a eu pour objectif de transformer cette héroïne du XVIIIème siècle, muette et opprimée, en une femme émancipée.
Cette rencontre se renouvelle aujourd’hui en y croisant la plume d’Antonio Carmona, auteur notamment de Maman a choisi la décapotable (Prix des lecteurs de théâtre du Cher et Les jeunes lisent du théâtre) et tout récemment d’Il a beaucoup souffert Lucifer.
Dans Il a beaucoup souffert Lucifer, Lucifer n’est pas le diable. Dans cette histoire Lucifer est un petit garçon. Un petit garçon de 10 ans rebaptisé Lucifer à l’école et martyrisé par tous et surtout par son ancien meilleur ami : Gabriel.
Humiliations, moqueries, violences, tous les coups sont permis pour faire vivre un enfer à Lucifer... D’autant que la nouvelle maîtresse de l’école est plus préoccupée par son reflet dans l’eau que par ce qu’il se passe dans sa classe.
La pièce tente, à travers les ficelles d’une farce, de mettre en exergue la souffrance ressentie d’un petit garçon devenant subitement la tête de turc de toute une récréation. Vaste souffrance, qui plus est lorsque le tortionnaire principal est un proche.
Le harcèlement scolaire s’est vivement amplifié depuis l’arrivée des réseaux sociaux tels que« Facebook » « Twitter » etc... De nombreuses pièces traitent la question comme par exemple Michelle, doit-on t’en vouloir d’avoir fait un selfie à Auschiwtz de Sylvain Levey ou encore Ces filles-là de Evan Placey, où l’on assiste sans aucune prise sur le réel à la vie d’une jeune fille constamment harcelée par ses camarades, sans que personne n’intervienne en sa faveur, jusqu’à la chute.
Il a beaucoup souffert Lucifer s’inscrit dans cette lignée.
Cette histoire, aussi cruelle qu’un conte de fée mais ô combien plus actuelle, fait la part belle au bourreau : Gabriel. On s’aperçoit en effet, à travers des fragments de vie volés, au compte-goutte, que l’oppresseur est autant en souffrance que l’oppressé.
C’est par ses nuances de points de vue, il nous semble, que la pièce excelle.
Car elle ne pointe pas uniquement du doigt les rapports de force et de domination qu’un individu peut imposer à un autre. Elle expose l’origine de ces rapports.
Ici, le bourreau et la victime sont dans le même étau : les adultes autour de leur sphère sont tous défaillants. Leur professeure est incompétente, les parents de Lucifer sont décédés et ceux de Gabriel quasiment absents ...
La question en majuscule marquée au tableau par Lucifer « POURQUOI L’ÉCOLE FAIT-ELLE SOUFFRIR AUTANT ? », en engendre une autre, très vite, à dimension plus philosophique : comment survit-on dans une cour de récréation s’il n’y a plus aucun adulte capable de faire la loi ?
Il a beaucoup souffert Lucifer interpelle la violence des rapports dans les groupes sociaux lorsque les adultes manquent à leur fonction.
Ce n’est pas une pièce lumineuse ou machiavélique, carré ou ronde.
Il est très difficile de savoir d’où l’on rit et pourquoi l’on rit.
Désirer la mettre en scène est un défi ambitieux.
L’écriture est complexe, à première vue simple et belle il est vrai, mais qui nécessite si l’on souhaite la déployer sur un plateau une exigence de travail et un cheminement artistique long.
Comme toutes les véritables écritures théâtrales, elle a des secrets qu’il faut réussir à déceler... Un rythme interne et des mécaniques nécessitant un temps d’apprivoisement et d’expérimentation.
Faut-il, pour éprouver de plein fouet la souffrance de Lucifer, immerger le public dans les étaux d’une scénographie ?
Dans ce cas, doit-on rendre le décor réel et les placer sur des vieux bancs d’écoles ? Qu’ils redeviennent les spectres d’une Classe morte... Et par ce fait, les rendre témoins, voir complices du harcèlement continu de Lucifer ?
Sans pour autant créer Il a beaucoup souffert Lucifer dans une salle de classe réaliste, le passage à cet acte nous semble nécessaire.
Nous y puiserons l’essentiel.
Cette expérience nous permettra d’y palper la structure scénique et visuelle de la pièce : comment théâtraliser une salle de classe ? Ou plutôt, comment le théâtre nous fera-t-il retrouver à son tour les sensations de cet espace et participer, comme à l’école, aux histoires qui s’y déroulent.
L’enjeu se situera ici ; trouver l’équilibre entre réalisme et fiction, entre immersion spatio-temporelle et représentation théâtrale. Tout cela avec humour, afin de trouver la juste distanciation au traitement du sujet.
Quelques mots sur la compagnie productrice du spectacle :
La Compagnie Si Sensible est une compagnie de théâtre jeune public... et qui se revendique comme telle. A l’heure où la nomenclature de spectacle « Jeune public » est remise en question, voire effacée au profil du « tout public », les membres de la Cie défendent cet appellation-là. Pourquoi ?
Parce que nous aimons appeler un chat un chat sans doute, mais essentiellement parce que l’adresse aux jeunes spectateurs est au cœur de nos priorités. Que ce soit en tant qu’auteur(e)s, metteuse en scène ou scénographe, il nous semble primordial de penser à s’adresser spécifiquement au public de demain (qui est d’ailleurs un public tout court). De ne pas faire semblant. Et surtout, d’être en adéquation avec la motivation qui nous anime : celle de rencontrer, par le biais du spectacle vivant, un public (certains diront captifs) « neuf » et qui ne connait pas (ou peu) les codes de la représentation.
Les créations de la Compagnie mettent ainsi sur le devant de la scène des HISTOIRES (au sens de fiction ou de récit) qui parlent du monde d’aujourd’hui, de ses failles, de ses rêves, de ses injustices même et dans lesquelles les enfants peuvent se reconnaitre en profondeur et compatir ou rigoler franchement.
Par le(s) artiste(s)