Des formes et des lettres

En tant que dessinateur de caractères typographiques travaillant dans un environnement largement informatisé, je souhaitais à travers cette résidence prendre le temps et l’espace de réa­liser un déplacement; un simple pas de côté qui m’amènerait à penser ou repenser mes habitudes et présup­posés, à troquer ma batterie d’outils numériques quo­tidiens et les interroger, eux et leurs propres présup­posés, en changer d’abord et, pourquoi pas, en fabriquer.
    Car le seul fait de changer d’outil, de processus, de main, de ductus ou même plus simplement de point d’appui peut très rapidement ouvrir des possibles inattendus, tangents, obliques, et peut-être, par chance, quelques promesses de désordre et d’altérité. «L’outillage aussi bien que le matériel influent sur l’aspect de l’écriture» rappelait Emil Ruder dans son Manuel de création de typographique de 1967. En effet, chaque outil comporte en lui des déterminations, des façons
de faire et de penser. Il laisse une trace singulière, une empreinte qui lui est propre, il oriente les gestes du dessinateur qui lui-même développe un art du détournement et, ce faisant, le comprend, au sens plein du terme: prendre avec soi, faire sien.
    «Questionnez vos petites cuillères», lançait Georges Perec en prétexte d’un livre sur ce qu’il appelait d’une très belle formule l’«infra-ordinaire». Alors interrogeons nos manières de faire, nos emplois du temps et nos outils, pour «retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelés.»
   À une époque marquée par d’innombrables formes d’injonctions à la vitesse, à l’efficacité ou à la rentabilité du geste, prendre le temps de mener ce travail de recherche a consisté, dès lors, à mettre en place un contre-temps, dont la mesure était faite de détours, d’erreurs heuristiques ou non, d’échanges; un temps humain et vivant en somme. Non par nostalgie d’un passé artisanal idéalisé, mais bien plutôt pour chercher des voies nouvelles, des lignes de fuite désirables et désirantes. Car dans notre monde repu, presque étouffé par les images, les formes du vivre ensemble demeurent toujours à inventer, à imprimer, à peindre, à mettre en pages, en affiches, bref: en commun.