Le boum récent des technologies a fait du monde un système interconnecté qui génère un flot incessant de données : suivi de nos performances, de nos temps de travail, de nos finances, de nos déplacements … La « data » s’étale partout dans notre quotidien dans un ballet incessant de visualisations graphiques nous faisant la promesse d’un contrôle optimal sur nos vies.
Comment s’emparer de cette frénésie pour faire un pas de côté, et proposer une relecture de la donnée sous un angle poétique ? Que faire de données dont, à priori, tout le monde se fiche ? Par exemple, sur la carte du département, quelle forme puis-je obtenir si je ne garde que le tracé des rues par lesquelles je suis déjà passé ? À travers une série d’expérimentations plastiques de ce type, je propose de travailler avec les élèves sur des données liées à leurs environnements et leurs identités pour inventer un nouveau vocabulaire de formes questionnant avec un regard personnel notre rapport à un monde dicté par la donnée.
Je propose de partir en exploration vers des formes de création informatique, mais, sans avoir recours à aucune machine. En entrant en matière par le dessin et la peinture, puis par un travail de chorégraphie et de création vidéo j’aimerais reproduire des logiques propres à l’informatique : travail de visualisation et de cryptage de données, systèmes d’entrées/sorties entre processeurs, etc. En documentant le processus du début à la fin je souhaite créer un manifeste de ces expérimentations sous deux formats finaux : un travail d’exposition et un d’édition.
À la manière de l’Oulipo en littérature, dont le principe est fondé sur la contrainte qui provoque et incite à la recherche de solutions originales, je voudrais établir des stratégies de conception définies par un ensemble de règles et de conditions conçues comme le code informatique d’une machine à générer des formes et des mouvements.
En travaillant principalement le signe graphique, mes précédents travaux et recherches questionnent la notion d’identité visuelle à l’ère de la donnée et à l’heure où l’identité est un concept qui suscite des débats de société toujours plus brûlants.
Dans un premier temps, par de simples expérimentations au feutre et au stylo, je proposerai des premiers ateliers de dessin génératif. Je leur donnerai des protocoles de dessins comme « Tracez sur une feuille blanche autant de lignes que vous avez de lettres dans votre prénom. Chaque ligne doit avoir la longueur en centimètres de la lettre de votre prénom correspondante (exemple : D = 4cm). » En faisant quelques exercices de ce type, nous analyserons les résultats, compareront les dessins et pourrons appréhender les notions de génératif, de contrainte, d’algorithme et de donnée.
Une fois ce procédé de travail initié, nous nous concentrerons sur la mise en place d’un algorithme capable de générer des signes graphiques propres à chaque élève. Chaque signe sera basé sur des données en entrée à définir ensemble. L’idée est que, chaque élève, en fonction d’un nombre de variables qui le caractérisent comme son mois de naissance, son genre ou sa matière préférée par exemple, génère un signe à partir de ces données selon des règles définies en amont. Afin de donner corps à ces signes, nous passerons par un travail de pochoir : en préparant les différentes matrices de formes à l’avance, chaque élève composera ses propres combinaisons afin de pouvoir générer rapidement des résultats. Par ce procédé semi-industriel l’intention est de faire référence aux programmes contemporains qui avalent et traitent un nombre croissant de données pour nous les retransmettre visuellement.
J’aimerais faire réfléchir à ces variables d’entrée pour voir quelles sont leurs premières intuitions sur ce qui constitue leur identité. Vont-ils aller spontanément vers des caractéristiques physiques ? Peut-être vont-ils se référer à ce qu’il y a sur leur carte d’identité ? Ou peut-être vont-ils penser à des centres d’intérêts communs, des goûts partagés ? L’idée est de travailler de manière itérative, en répétant les exercices plusieurs fois afin de constater ce qui semble pertinent comme critères, ce qui produit le plus de diversité dans les dessins et ce qui, au contraire, semble produire du commun.
Nous nous attacherons à travailler plastiquement avec des formes géométriques et minimalistes afin que le lien entre les variables d’entrée et leur conséquences formelles échappent au figuratif. L’intention est d’éviter des règles de type « si je suis une fille ma forme sera rose » mais plutôt, « si je suis enfant unique alors ma forme aura des bords arrondis ». En s’éloignant de la symbolique traditionnelle des formes et des couleurs, j’entends recréer un cryptage des données comme le ferait un outil informatique. Le souci du minimalisme dans le résultat est d’autant plus primordial car il nous permettra de faire des comparaisons visuellement avec plus d’immédiateté.
Bien que le statut de ces productions restera volontairement flou, cela me permettra d’interroger avec eux la variété des signes graphiques qui nous entourent en initiant une discussion sur les concepts de logo, de pictogramme, d’avatar, de marque, etc. Afin de pousser la métaphore avec ces notions, je propose, une fois arrêté sur un signe graphique pertinent, de le peindre sur deux grands cartons, reliés par des sangles et portables à la manière des homme-sandwichs.
Dans un troisième et dernier temps, j’aimerais opérer, par l’espace et le mouvement cette fois, des chorégraphies capables de reproduire le comportements de flux de données numériques. Nous nous servirons des signes graphiques obtenus par les élèves et portés grâce aux costumes d’homme-sandwichs pour donner des instructions chorégraphiques comme « les formes carrées suivent les formes oranges tout en évitant les formes avec un point ».
Les programmes informatiques sont conçus avec avec une logique d’input/output où chaque donnée rentre dans un programme pour en ressortir différemment. De la même manière nous nous servirons des résultats de nos précédentes expérimentations pour les passer en entrée de nos suivantes et ainsi de suite. Les signes graphiques seront ainsi les données d’entrée et leur mise en mouvement dans l’espace sera la sortie. En venant ajouter un facteur mouvement, j’entends passer de la forme statique à l’animation, du signe à sa relation à l’espace et au temps.
En filmant d'un point de vue omniscient ces mouvements, nous pourrons observer les résultats lors de diffusions collectives et ainsi commenter le comportement des déplacements en fonction des instructions reçues. De cette manière, nous pourrons affiner les instructions en constatant celles qui produisent des résultats ordonnés et celles qui amènent à des configurations plus chaotiques.
Pour conclure ce travail, j’entends présenter toutes ces expérimentations de deux manières : un travail d’exposition au sein de l’école de toutes les expérimentations qui reviendrait pas à pas sur chaque étape et un travail d’édition qui collecterait sous forme de manifeste toute la production emmagasinée.
Avec ce travail de synthèse, l’idée est d’obtenir un manifeste de création graphique sous contrainte, posant un regard amusé sur un monde conduit par la donnée. Notre besoin de contrôle et d’organisation perpétuel a contribué à générer un nombre croissant de données, stockés dans des profils qui définissent de manière fermée nos identités. En détournant les mécanismes qui régissent cette culture de l’information je veux renvoyer avec ironie à l’absurdité d’une société créant sans cesse de nouvelles formes d’interactions humaines tout en embrassant la complexité de ce paysage, pour donner à voir sa beauté et sa complexité.