Olivier Marboeuf

Un populaire invisible [extraits]

Par Olivier Marboeuf

Le

Olivier Marboeuf est auteur, producteur, commissaire d'exposition indépendant. Il s’intéresse aux différentes modalités de transmission. Artiste en résidence aux Ateliers Médicis, il explore notamment la forme de la veillée.

« Je pense que j’avais et que j’ai toujours un intérêt pour les formes impures et les espaces de transition, les situations et les pratiques qui n’ont pas de nom, les mangroves. Je ne me suis donc pas focalisé sur des lieux définis, des identités sociales solides mais sur ce qu’il y avait entre les lieux, les choses et le vivant, ce qui permettait de mettre en relation - sans pour autant résoudre, puisque cette idée de la relation comme résolution m’agace. [...] »

The Wake
The Wake (projet en cours), The Living and The Dead Ensemble, Spectre productions

« Je suis venu à Clichy-Montfermeil avec une question assez simple car je voulais que la plupart des directions naissent d’une pratique de l’espace et de la rencontre: y’a-t-il une archive de la transformation de la banlieue dans le corps de ses habitants ? J’ai grandi en banlieue parisienne et j’ai toujours pensé qu’il y avait, malgré les utopies architecturales plus ou moins heureuses, un principe d’architecture un peu singulier des quartiers populaires de la périphérie, qui faisait que la ville n’y existait pas vraiment sans le corps de ses habitants. » [...]

« Et de là, il y a quelque chose d’autre qui a pris forme lors de la résidence, une autre question intimement liée à la première : y a-t-il un populaire invisible ? Je dis populaire invisible comme une manière d’aller dans une autre direction de ce l’on appelle couramment la culture populaire aujourd’hui et qui est devenue synonyme de mainstream, d’une forme d’hyper-visibilité, d’hyper-exposition et d’hyper-expressivité aussi, à l’image des cultures dites urbaines.

Quelque chose qui est comme tendu vers l’extérieur et vers des formes d’épuisement, comme un spectacle de soi au service de l’œil d’un·e autre. Et j’avais envie d’essayer de ressentir et de donner à ressentir un autre populaire, un populaire de basse intensité, au seuil de la forme et du visible qui nécessiterait une écoute particulière. Un espace par soi et pour soi qui permettrait d’apercevoir, dès lors qu’on aurait filtrer le bruit extérieur, cette archive qui m’intéresse et qui occupe si l’on peut dire une fréquence particulière. C’est l’un des chemins qui m’a mené à l’idée des veillées.

The Wake
Veillée dans le quartier du Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois, avec The Living and The Dead Ensemble, juillet 2019

"Elle résonne évidemment avec la veillée traditionnelle de contes dans le temps nocturne de l’esclavage, ce temps arraché à la forme de mort des journées de travail dans la plantation, ce temps de la reconstitution de soi, de l’invention d’une mémoire, d’un transport, d’un voyage, d’un futur. C’est un temps qui n’a pas d’extériorité et il m’intéressait au moment où toutes les cultures, mêmes les plus minoritaires, se trouvaient aspirer vers le spectacle et des formes plus ou moins violentes d’exposition et d’extraction. Je pensais à des formes populaires nues, communes à toutes les cultures où on se raconte des histoires autour du feu, pour entrer ensemble dans la nuit, mais aussi aux communautés qui forment des espaces protégés pour rendre possible certaines voix fragiles. Je pensais à la nécessité de recomposer des espaces de retrait. À partir de là, j’ai commencé à imaginer différentes modalités pour créer des moments où l’on pourrait se raconter des histoires, les faire circuler depuis l’intime vers le personnel – c’est-à-dire une certaine qualité de commun que je retrouve dans le régime du conte en tant que forme sans propriétaire. Et par le suite, il s’agira d’inventer pour et avec chaque groupe une manière de prendre soin de ces histoires. » [...]

« J’ai eu la chance de pouvoir inviter en juillet 2019, les membres de The Living and The Dead Ensemble, un collectif auquel je participe depuis quelques années et qui est composé de Mackenson Bijou, Rossi Jacques Casimir, Dieuvela Cherestal, James Desiris, James Fleurissaint, Louis Henderson, Léonard Jean Baptiste, Cynthia Maignan, Sophonie Maignan, Mimétik Nèg. Nous avons organisé plusieurs veillées dont certaines dehors, autour d’un barbecue, d’un feu, d’un repas. Et puis nous avons parcouru la ville, nous sommes descendus au Chêne Pointu où nous avons partagé, au pied des immeubles, des repas haïtiens cuisinés par une femme de la diaspora. La présence de l’Ensemble a permis d’expérimenter d’autres lieux. C’est une chose assez délicate car, sans instrumentaliser ce corps collectif, on peut cependant ressentir d’autres choses qui ne sont pas accessibles à partir de notre seul corps. Je pense qu’un lieu, une communauté, se compose à partir de corps informés par d’autres corps. Je suis toujours attentif cependant à ce que ce corps collectif ne soit pas organisé autour d’un corps particulier. Le lieu qui m’intéresse n’a pas de centre, ni de Corps de référence. » [...]

The Wake, juillet 2019
The Living and The Dead Ensemble dans le jardin partagé de la Maison des sages, juillet 2019

« À la Maison des Sages, il y a une grande diversité d’origine géographique, des niveaux de langue française et d’éducation dans le pays d’origine très divers. Il y a la présence de femmes également. Tout cela compose un environnement très riche. Il faut en tenir compte et essayer de le donner à ressentir.

La modalité de la conversation libre et des débats qui sont souvent très animés et pleins de contradictions, permet de faire “monter des sujets”, de rendre visibles des lieux que j’explore ensuite dans des conversations individuelles. Je travaille aussi à partir de l’oralité et vers l’oralité, dans un processus de répétition et de variation de la même histoire. Si certains textes sont fixés dans une forme écrite c’est toujours pour revenir vers l’oral, le raconté. Car il y a tout un ensemble de particularités physiques dans l’oralité, tout un bruit à côté du sens et ce bruit – intonations, souffle, rythme, accents… – est une chose qui résiste à la reproduction et à toute forme de capture. C’est le résidu et l’écho d’une histoire indicible inscrite dans l’archive du corps. C’est cette histoire qui m’intéresse. » [...]

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Illustrations d'Olivier Marboeuf