Crédit Nelly Monnier

La France d’à côté

Par David Sanson

Le

À l'écart de grands centres urbains toujours plus attractifs, les écoles situées en zone rurale concernent encore près d’un million d’élèves du primaire et du collège. En faisant de celles-ci l'une de ses cibles privilégiées, Création en cours entend lutter contre leur éloignement des offres artistiques et culturelles. 4 enseignants témoignent.

Zones sensibles

« L'école rurale a toujours été, en France, l'objet de discussions souvent passionnées. Le débat actuel peut être résumé par cette alternative : faut-il maintenir un service public de proximité en zone rurale pour assurer la survie et même redynamiser les campagnes ou bien faut-il abandonner des petites structures scolaires pour assurer la qualité de l'enseignement ? Implicitement, dans cette alternative, proximité et qualité sont présentées comme inconciliables... ». C'est par ces mots que débutait le numéro qu'en 1995, la revue Éducation et formations, éditée par le ministère de l'Éducation nationale, consacrait au système éducatif en milieu rural.

20 ans plus tard – alors même que la forte augmentation du nombre d'élèves est allée de pair avec une réduction du nombre des écoles –, force est de reconnaître que les termes du débat restent inchangés. Même si les écoles rurales ont, ces dernières années, fait l'objet d'une attention accrue de la part des pouvoirs publics (elles sont d'ailleurs au centre du dispositif Création en Cours) ; même si la mise en réseau et la concentration se sont, depuis 20 ans, accélérées, avec notamment la multiplication des Regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI) ; même si, peut-être, le phénomène encore embryonnaire de la « néoruralité », qui voit de plus en plus de citadins partir s'installer à la campagne, pourra, à l'avenir, conduire à rebattre les cartes et réorienter les réflexions... Reste que, malgré l’obligation posée par l’article 11 de la loi Goblet du 30 octobre 1886 selon laquelle « toute commune doit être pourvue au moins d’une école primaire publique », en 2012, une commune sur trois ne comportait pas d’école. Et ce, alors même que l’école de la République, qui constitue pour beaucoup l’âme du village et l'épicentre de la vie locale, est souvent le dernier service public maintenu en milieu rural...

Rappelons que « sont considérés comme établissements en milieu rural les écoles de moins de 4 classes, les collèges de moins de 300 élèves, les lycées de moins de 500 élèves et les lycées professionnels de moins de 200 élèves »1. En 2012, 40 % de l'ensemble des écoles publiques françaises comptaient trois classes ou moins ; et, sur 47 672 écoles, 3 472 étaient des écoles à classe unique (en 1929, ces dernières étaient au nombre de 45 000, sur un total de 65 000) : le système éducatif en milieu rural concerne encore aujourd’hui près du quart des élèves du primaire, et un peu moins du cinquième des collégiens, soit près d’un million d’élèves... Au-delà de sa petite taille, l’école rurale se caractérise également par « son isolement, son éloignement des centres urbains, la faible densité du territoire dans lequel elle s’inscrit, des temps de ramassage scolaire plus longs, une diversité d’offre scolaire et de services périscolaires souvent plus réduite, une plus grande rotation des personnels et une absence de formation spécifique des jeunes enseignants pour faire face à des conditions de travail plus complexes (absence d’équipe pédagogique, gestion de classes à plusieurs niveaux ou de classes uniques) »2 ; autant de sujets auxquels les politiques publiques tentent, depuis quelques années, d'apporter des solutions.

Ces rappels liminaires servent avant tout à esquisser le cadre dans lequel nombre des jeunes artistes lauréats effectuent actuellement leurs résidences Création en cours – résidences dont l'une des spécificités est précisément de cibler prioritairement, comme l'ont rappelé les ministres Najat Vallaud-Belkacem et Audrey Azoulay lors du lancement du dispositif, « des écoles implantées dans des territoires éloignés des offres artistiques et culturelles » : quartiers politique de la ville, zones rurales et périurbaines, territoires d'Outre-mer. Quelles sont les spécificités du travail des enseignants en zone rurale ? Qu'a pu représenter pour eux, et pour leurs élèves, la rencontre avec de jeunes artistes ? Du Doubs au Finistère, en passant par l'Indre et la Gironde, nous avons interrogé quatre enseignants et chefs d'établissements sur leur métier et sur l'expérience Création en cours. En les écoutant parler, on se pose la question : et si l'école rurale, par sa situation singulière, favorisant l'entraide et la coopération et permettant de construire un travail le long terme, était le terreau le plus favorable pour une vraie rencontre avec l'art ?

L'endurance et la persévérance (Lomont-sur-Crête, Doubs)

Située dans une commune de 160 âmes du département du Doubs, l'École de Lomont-sur-Crête fait partie de ces établissements à classe unique qui, il y a encore cent ans, constituaient l'écrasante majorité des écoles françaises. Regroupant CE2, CM1 et CM2, celle-ci compte 17 élèves, parmi lesquelles beaucoup d'enfants d'agriculteurs – le reste des classes étant réparti dans des villages avoisinants, situés à une dizaine de minutes de bus les uns des autres ; depuis 9 ans, c'est Julie Huguenotte qui préside aux destinées de cette école.

« Être seule avec sa classe n'est pas forcément évident en cas de difficultés, confie celle-ci, car on n'a alors personne sur qui s'appuyer. Et puis, est-ce forcément une bonne chose, pour les enfants, d'avoir la même maîtresse pendant trois ans ? Mais en contrepartie, on est ainsi très, très proche des élèves : on connaît bien les familles, on est au plus près pour les aider. »

Comme la plupart de ses collègues que nous avons interrogés, Julie Huguenotte insiste également sur la formidable aptitude à l'entraide que ce relatif isolement a permis de développer entre les enfants : « L'élève qui a fini son travail en premier va facilement aider celui-ci qui n'a pas compris : or, être capable d'expliquer aux autres ce qu'on a compris est une faculté essentielle... ». Si certains enseignements se font par groupes distincts (CM1-CM2 pour le français et les mathématiques, par exemple), d'autres, notamment ceux qui ont trait à la « découverte du  monde » (histoire, géographie, sciences naturelles...), s'adressent à l'ensemble de la classe. Une classe que la présence d'un tableau interactif permet par ailleurs de sensibiliser à l'art : visites virtuelles ou projections de tableau sont autant de supports utilisés par l'enseignante pour pousser les élèves à développer eux-mêmes leur créativité.

C'est à Lomont-sur-Crête dont la ville la plus proche que le jeune plasticien Florent Dubois, lauréat de Création en Cours et originaire de la région, a entrepris depuis quelques mois de mener à bien un singulier projet de résidence : réactiver l'École Martine,  une école d'arts plastiques et décoratifs utopique fondée par Paul Poiret en 1911 où de jeunes filles sans connaissances préalables du dessin réalisaient des tissus et poteries. Dans ce village réellement éloigné de l'offre culturelle – la ville la plus proche, Baume-les-Dames, 5 000 habitants, ne compte qu'une médiathèque, Besançon ou Montbéliard sont à une quarantaine de kilomètres, et le coup « phénoménal » d'une sortie en bus implique de cibler très précisément chaque sortie –, l'arrivée du jeune homme a fait l'effet d'une vraie bouffée d'oxygène : « C'est un monde complètement nouveau qui s'est ouvert pour les élèves comme pour moi, raconte Julie Huguenotte. Même si Florent est assez timide, et s'il a fallu insister pour qu'il nous montre un peu plus son œuvre et sa manière de travailler, il nous fait découvrir énormément de choses. » Ce qui l'a le plus frappée ? De voir comment, « à partir de rien », l'artiste parvient à produire « des objets assez impressionnants, de belle facture : au moyen d'un simple bout de terre, les enfants sont arrivés à faire de très jolies choses ». Et puis, surtout, d'observer les élèves ces élèves peu familiers de culture, « pas forcément demandeurs, mais toujours partants pour découvrir », insiste-t-elle démontrer des qualités telles que « l'endurance et la persévérance : car la céramique, c'est quelque chose de long et répétitif, il faut revenir très souvent sur l'objet qu'on est en train de créer. Les élèves les plus difficiles à gérer habituellement ont été adorables et se sont très bien intégrés : ils se sont révélés être de très bons artistes. » C'est sûr, à l'école de Lomont-sur-Crête, il y aura un « avant » et un « après Création en cours ».

 « Vrais artistes » (Saint-Denis-de-Jouhet, Indre)

À 458,7 kilomètres à l'ouest de Lomont-sur-Crête, nichée au cœur du Boischaut Sud, en plein centre de l'Hexagone, Saint-Denis-de-Jouhet est une commune d'un peu moins de 1 000 habitants, que 35 kilomètres séparent de Châteauroux, chef-lieu du département. Son école primaire compte 4 classes et autant d'enseignants, soit 105 élèves, et est dirigée depuis quatre ans par Gaëlle Trible, dont tout le parcours d'enseignante – 14 années – s'est déroulé dans de petites communes – « par choix », avoue-t-elle.

Comme Julie Huguenotte, elle aussi insiste sur la coopération qui prévaut au sein de l'établissement, aussi bien parmi son personnel qu'entre les élèves : « La très bonne ambiance qui règne entre collègues se ressent au niveau des élèves : il y a beaucoup d'entraide, peu de difficultés et d'incivilités en récréation. Ce sont des enfants respectueux, plutôt obéissants, qui vivent entre eux sereinement. » Des enfants issus d'horizons divers (leurs parents sont agriculteurs, infirmiers ou enseignants) – s'il y a forcément des difficultés scolaires et « sociales », l'enseignante juge que son école est plutôt « protégée des difficultés que l'on rencontre en ZEP ou en zone sensible ». Des enfants, surtout, « très sympathiques et très curieux », qu'elle tient à familiariser avec l'art et la culture :

« L'ouverture culturelle est l'un des axes de notre projet d'école : pour nous, il est essentiel de permettre aux enfants d'avoir accès au théâtre, au musée, etc. » La culture doit devenir une habitude, et pénétrer, via les enfants, au sein de familles pour lesquelles, bien souvent, « une sortie au musée n'est pas vraiment une sortie ».

Dans ce contexte, la venue de la plasticienne Clara Gallet a valeur de manifeste. D'autant que son projet, "Zonoirs", qui se propose de construire avec les élèves un ensemble de sculptures praticables incitant à la rêverie, à la flânerie, à l'observation et à la promenade sans but, a vocation à envahir tout l'espace public. La rencontre avec l'artiste s'est d'autant mieux passée que celle-ci a déjà une solide expérience en matière d'animation :

« Elle sait gérer un groupe, elle sait que ses interventions réclament pas mal de préparation... Au départ, les élèves (12 CM2 et 8 CM1) ne comprenait pas trop ce qui leur arrivait : Clara leur a présenté des installations, des cabanes construites par des architectes... Les enfants n'imaginaient pas du tout pouvoir accéder à ce genre de travail-là. Mais si Clara a beaucoup partagé et transmis, elle est surtout beaucoup parti du travail des élèves.Elle a commencé par leur faire dessiner des cabanes, puis par leur faire réaliser des maquettes. Ensuite, quand Clara a dit qu'on allait construire les cabanes, ils ont ouvert de grands yeux : ils n'avaient pas compris qu'ils allaient devoir construire eux-mêmes des choses, comme de "vrais artistes"... »

Les trois « zonoirs » – une cabane en mousse, une cabane démontable autre en forme de sphère –, auxquels s'ajoutent une « porte » – une sorte de passage posé dans le paysage –, auxquels il ne reste plus qu'à apporter d'ultimes finitions, vont ainsi être disséminés sur toute la commune, suivant un parcours que l'artiste a balisé avec les enfants, divisés en petits groupes. L'ensemble, dont la conception et la réalisation auront pris à peine trois mois, devrait être inauguré le 24 mai, puis démonté au bout d'une semaine :

« On espère que les habitants de Saint-Denis-de-Jouhet – notamment les parents, qui n'ont sans doute pas pris la mesure de la chose – et les élus se déplaceront. D'autant que les élus ont eu un peu de mal à comprendre le projet. C'est que le langage des ars visuels est vraiment un langage à part, pour lequel on a besoin d'un "décodage" nécessaire : il n'a pas été évident de leur faire comprendre que les enfants allaient produire quelque chose sur la non productivité ! »

Ce « décodage », le besoin d'apprivoiser et de s'approprier la langue de l'autre pour arriver à s'entendre – surtout dans le cas d'un discours aussi codifié, parfois au risque du cliché, que celui des arts plastiques – semble bien être l'un des enjeux les plus excitants de Création en cours, si l'on en croit les différents enseignants interrogés : aussi préparée et conviviale soit-elle, la rencontre avec les artistes représente souvent, pour les enfants comme pour leurs professeurs, une manière de « choc culturel », comme s'ils étaient confrontés à un habitant venu d'une autre planète... Même si cela lui a demandé beaucoup de temps, notamment « pour adapter la classe et le programme », Gaëlle Trible tire d'ores et déjà de cette opération un bilan « très positif » :

« Non seulement cela s'inscrit dans un mouvement qui, avec les nouveaux programmes de l'Education nationale et la place ménagée aux arts visuels et à l'histoire de l'art, va en faveur de l'éducation culturelle. Mais surtout, les enfants, ravis, se sont vraiment pris au jeu. D'une part, pour certains élèves en difficulté scolaire, c'est un moyen de se rendre compte qu'ils peuvent être en situation de réussite à l'école. D'autre part, cela montre aux enfants que l'art, même si c'est du plaisir, c'est avant tout du travail ; et un travail dont eux aussi peuvent être capable. Enfin, ils ont appris combien le travail en groupe, en coopération, peut être un atout pour réussir, et pour faire aboutir un projet sur le long terme... »

 « Ouvrir l'école » (Pugnac, Gironde)

Comme pour Gaëlle Trible, c'est avant tout par vocation – « le côté urbain ne m'intéressait pas » – que Valérie Lamort a souhaité mener sa carrière d'enseignante en zone rurale. Originaire de Charente et arrivée à Bordeaux à l'âge de dix-sept ans, elle dirige aujourd'hui, après un premier poste dans un minuscule village du Blayais, l'école élémentaire de Pugnac :  avec 150 élèves réparties en 6 classes, celle-ci, modernisée il y a six ans, est l'une des cinq plus grandes écoles de la circonscription de Blaye, sur la rive est de l'estuaire de la Gironde : une circonscription qui, insiste Valérie Lamort, « comme d'autres dans la région, fait des efforts en faveur d'une ouverture sur le monde artistique et du contact avec la culture. Même si nous sommes relativement isolés de Bordeaux, il y a des manifestations comme Livres en citadelle [festival littéraire qui se tient chaque année à Blaye en décembre, Ndlr.], des comités de lectures qui font circuler des livres... Et plus ça va, plus il y a de projets. » Outre la culture, le développement durable est un autre axe prioritaire autour duquel se développent les projets de son établissement. Un établissement qui accueille des profils sociologiques extrêmement divers, comme c'est souvent le cas dans ce département de la Gironde dominé par le commerce du vin : les parents des élèves sont aussi bien chômeurs ou travailleurs saisonniers que grands propriétaires ou issus des classes moyennes :

« L'école permet d'aplanir ces différences sociales : on ne les ressent pas dans le cadre de l'école, souligne la directrice, ajoutant : La spécificité de la zone rurale est que l'école sert justement – et heureusement – à effacer les "spécificités de la zone rurale". Je ne vois aucune différence entre un enfant qui apprend à Pugnac et un enfant qui apprend à Bordeaux. »

Depuis quelques mois, dans le cadre de Création en cours, et grâce au relais précieux de l'inspecteur de circonscription, l'École de Pugnac accueille Cindy Coutant, artiste pluridisciplinaire (formée aux beaux-arts de Pau-Tarbes, elle a produit aussi bien des livres que des installations visuelles, des performances ou un film sans image) pour un projet, intitulé « Langage machine, esprit étendu », qu'elle développe avec le concours de Jérémie Nuel, graphiste et enseignant en pratiques numériques contemporaines à l’École supérieure d’art et de design de Saint-Etienne ; un projet à la croisée des arts numérique et de la littérature, qui aborde aussi bien des notions de science que les questions environnementales, autour de quelques questions fondamentales : comment vivons-nous, pensons-nous, créons-nous à l'intérieur de nos sociétés numériques ? Quels bouleversements l'utilisation d'internet ou de nos objets toujours plus connectés induit-elle dans notre manière d'appréhender le monde ? Comment négocier avec la masse d'information qui nous submerge ?

Avec la cinquantaine d'élèves de CM1 et de CM2 concernés par la résidence, raconte Valérie Lamort, la rencontre s'est produite « de façon agréablement surprenante. C'est un projet pas facile à appréhender, avec un langage spécifique, et un niveau culturel que les enfants ne sont pas habitués à côtoyer. C'est d'ailleurs ce qui fait le prix de Création de création en cours : favoriser une ouverture plus grande sur le monde de l'art à un haut niveau de compétence : les artistes sélectionnés sont des gens compétents, qui "explosent" un peu le cadre "normal" de l'expérience artistique. Or, les enfants, comme d'ailleurs les professionnels, ont été très coopérants. On a vu non seulement qu'ils suivaient, qu'ils étaient capables de souplesse, mais aussi qu'ils étaient en demande. Le travail a été très performant, et ce premier séjour s'est révélé très positif. »

On en revient à cette nécessité de s'ouvrir, de sortir de ses propres schémas de pensée, pour permettre à cette rencontre – rencontre qui est finalement au cœur de Création en cours – d'advenir :

« Oui, c'est cette rencontre qui fait la richesse d'une expérience comme celle-ci, avec des gens qui ont un regard sur le monde, et sur l'école, très différent. Un langage, aussi, qu'ils sont forcés d'assouplir pour se faire comprendre des enfants : les élèves comme les artistes doivent sortir de leur bulle respective pour qu'il y ait un échange, une rencontre. Faire venir dans l'école des gens qui apportent un regard autre sur le monde, tout en permettant de tirer des fils avec les apprentissages que les enfants vont suivre dans les semaines à venir : c'est ça, ouvrir l'école. Et il faudrait que toutes les écoles aient la chance de pouvoir bénéficier de projets comme ceux-ci. »

 « Cerveau collectif » (Scrignac, Finistère)

Cap sur le nord-ouest, et sur le Parc naturel régional d'Armorique : c'est là, au cœur des monts d'Arrée, à 25 kilomètres au sud de Morlaix, que se trouve Scrignac, vaste commune (7 094 hectares) peuplée de quelque 802 habitants. Située à la sortie du village, la petite école primaire, comptant trois classes (maternelle, cycle 2 et cycle 3) et 51 élèves, est dirigée depuis cinq ans par Pierre-Yves Philippot. « On est ici dans une zone de "revitalisation", explique celui-ci, avec un assez fort pourcentage d'enfants d'agriculteurs, quelques familles de néoruraux tendance "baba-cool", mais peu de milieux défavorisés. » Si elle est assez peu favorisée économiquement, la région n'est pas pour autant sinistrée culturellement, loin s'en faut : « Il y a plein de culture à la campagne. Grâce notamment à des parents d'élèves dynamiques, ou au travail d'une association comme Les Incorruptibles, par exemple, centrée sur la lecture : nous avons pu accueillir ainsi l'écrivain Bernard Friot, un des monuments de la littérature jeunesse en France... Les élèves vont cinq fois dans dans l'année au cinéma, voir des films qu'ils ne verraient pas autrement. Et puis, on est dans une région où vivent beaucoup d'artistes et de musiciens... »

Résultat :

« Les enfants ont une grande curiosité et un vrai appétit de créativité. Ils sont aussi très content de participer, et toujours très fiers de rencontrer des artistes, de voir que ceux-ci s'intéressent à eux. C'est pourquoi il est très important de pouvoir les inscrire dans un mouvement d'ampleur plus nationale, et de montrer qu'il n'y a pas besoin d'être en ville pour avoir accès à ce genre d'expériences. On est peut-être obligé d'aller le chercher, ce sentiment d'appartenance au gros de la nation, mais du coup on y va, et cela donne un sentiment d'appartenance très forte, auquel vient se greffer une très forte identité locale : l'une et l'autre se renforcent mutuellement. »

Dans le cadre de Création en cours, c'est une architecte, Paloma Charpentier, diplômée de l'École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville, qu'accueille l'École de Scrignac, pour un projet de « relevé architectural habité » qui amènera les élèves concernés – au nombre de 13 –  à réfléchir aux lieux de l'école et à leurs propres habitudes au sein de ceux-ci.

Déjà, les premiers résultats concrets ne se sont pas fait attendre : « La rencontre avec l'artiste s'est extrêmement bien passée, confirme l'enseignant. Les enfants étaient ravis, cela leur a ouvert les yeux sur un monde – celui de l'architecture – qu'ils ne connaissaient pas, ou mal. À partir de discussions collectives sur notre perception de l'école, nous avons commencé à regarder école différemment : on a travaillé sur le ressenti des élèves par rapport aux bâtiments, sur les coins qu'ils aimaient bien, et sur la manière de faire évoluer l'existant pour aller vers une "école idéale"... Ainsi, de petits changements ont déjà pu être opérés, concernant notamment le coin des ordinateurs : les élèves avaient envie que ceux-ci soient un petit peu plus espacés et isolés. Une autre idée était d'aménager des coins "lecture" dans la cour de récréation. » Actuellement au stade de la maquette, les « cabanes de lecture » de Paloma Charpentier, qui rappellent l'esprit des « zonoirs » de Clara Gallet, devraient prochainement voir le jour. « Un projet comme celui-ci, souligne Pierre-Yves Philippot, agit aussi sur les adultes, sur moi-même, mais aussi sur les élus. Car ils sont très preneurs de ce qu'on va pouvoir leur proposer, sur de petits aménagements possibles pour rendre les choses plus agréables à vivre, avec une identité plus forte et plus "moderne".

Et si l'école rurale était précisément le lieu idéal pour permettre la rencontre avec les artistes. Monsieur Philippot, dont tout le parcours d'enseignant et de formateur s'est déroulé dans des établissements d'une ou deux classes, semble en être convaincu :

« Le "multiniveau" est très intéressant pour créer des cultures de classes, et permet de travailler plus facilement des projets.Avoir des élèves pendant trois ans me laisse le temps de développer avec eux des méthodes de travail, de créer une culture : on est pas obligé de courir derrière le programme. Cela permet aussi de mettre en place des "conseils de classe", qui sont comme une sorte de "cerveau collectif"  : chaque semaine, les élèves se réunissent pour discuter, débattre de projets. Du coup, ils ont l'habitude de travailler sur des projets complexes comme celui de Création en cours. De manière asses surprenante, d'ailleurs, car on pourrait croire qu'on est loin de la culture. Mais justement, dans les écoles rurales, on a du temps pour s'approprier des projets comme celui-là.

1. Cécile Jebeili et François Taulelle, « L’école rurale, entre regroupements et réseaux », Sciences de la société n° 86, 2012, p. 50.
2. Ibid.
Crédit photo : Nelly Monnier, 2018

 

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