Clarissa Baumann

Cartes postales nomades

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Entretien avec Clarissa Baumann, en résidence à l'association Le Barricade et La boutique d'écriture à Montpellier, où l'artiste dîplomée des Beaux Arts de Paris, s’intéresse au potentiel poétique provoqué par le décalage des événements ordinaires.


Clarissa Baumann, artiste plasticienne.

Qu’est-ce qui vous a incité à participer à Transat ?

Cartes Postales Nomades, soumis à l'appel Transat cet été, relient plusieurs éléments très présents dans mes derniers projets artistiques, qui cherchent des entrelacements entre espaces, poétique et performance. Écouter l'espace, (Création en cours 3) projet réalisé en collaboration avec le musicien Olavo Vianna à l'école François Bessou du Rove a donné lieu à une série de Haïkus performatifs, installés partout dans les salles, les couloirs, la cour… En proposant aux élèves de visiter leur école à travers le mouvement, l'écoute et la poésie on a vu émerger un imaginaire très riche par rapport à ce lieu quotidien. À la fin, l'école était envahie par des centaines de ces poèmes performatifs. Un autre projet plus récent, La Poste Restante, est aussi une proposition d'attention au terrain. Menée en collaboration avec la danseuse et chorégraphe Lisanne Goodhue lors d'une résidence de recherche à l'Atelline, association récemment installée dans un tri Postal désaffecté, nous avons travaillé sur les récits des anciens fonctionnaires, les vestiges laissés sur place et avons lancés des échanges sur la forme de correspondances. Pour Cartes Postales nomades, j'avais envie de réunir ses deux collaborateurs, Olavo Vianna et Lisanne Goodhue, autour d'un même projet et d'approcher des associations installées sur Montpellier, où j'habite depuis deux ans. Lorsque Myriam Suchet m'a introduit au travail de la Boutique d'Écriture et aux cours-ateliers en français au pluriel du Barricade, j'étais très enthousiaste. C'est la première fois que je travaille avec des adultes apprenant le français et, cela multiplie, de façon assez vertigineuse les questionnements nourris autour du langage, son rapport à l'espace et à la cartographie.

Comment intégrez vous la notion de transmission dans votre travail ?

Cartes postalesTransmission dans les sens de traverser et de se laisser traverser : par les lieux, par l'autre, par les rencontres, par les langues. Cela ne va jamais dans un seul sens, ni sans surprise. C'est une manière active de regarder, d'arriver à un terrain, d'approcher un contexte. Les propositions d'ateliers créent un espace pour garder ces rapports très vivants. Se laisser traverser c'est aussi accepter de faire friction, rebond, tourner autour, se remettre en question, trouver des moyens, de langues et des langages pour chercher ensemble. C'est exactement ce qui se passe avec cette proposition. Lors de la première rencontre au Barricade nous sommes vingt-cinq personnes, réunies autour de quatorze langues maternelles différentes, parcours et histoires de vies très divers. On traverse la ville, les langues, les lieux imaginaires proches ou lointains, aussi pour se faire traverser par eux, pour se les approprier, pour fabriquer des langues possibles – que ce soit par le français, par le son, les images ou par le corps.

Quelle est la place du territoire et du public dans votre approche de la création ? Comment vos recherches se nourrissent-elles de ces expériences avec le public ?

J'ai l'habitude de dire qu'on n'arrive jamais à un espace vide. Un théâtre, par exemple, s'insère dans une ville, une économie, un contexte précis. Qu'on décide de travailler dans la rue, dans une galerie ou dans une école on y trouvera toujours de particularités de ces terrains, que ce soit par l'architecture, les récits, la mémoire.

Puis, nous, on n'arrive jamais vide à un lieu, on arrive avec un imaginaire, des envies, des projections. Mon travail est de faire des allers-retours, des liens, entre ce qui l'espace propose, – parfois de façon très concrète, à travers l'architecture, par exemple ; parfois à travers le récit des différentes personnes qui le traversent – et ce avec quoi j'arrive sur place.Il s'agit souvent de chercher, soulever ou décaler des lignes parfois presque invisibles dans ces rapports qui nous entourent.


Entretien avec Myriam Suchet, bénévole au sein de cette structure associative.

Que peut apporter selon vous la présence d’artistes en résidence Transat au sein de l'association Le Barricade et de La Bibliothèque d'écriture ?

La Boutique d’écriture est une association d’éducation populaire créée en 1992 par le mouvement Peuple & Culture et deux écrivains, François Bon et Hervé Piekarski, elle est dirigée par Line Colson et fermement implantée dans le quartier Figuerolles. De son côté, le local du Barricade a ouvert en 2014 au 14 rue Aristide Ollivier pour créer un espace au service des luttes sociales. Parmi leurs activités multiples et complémentaires, ces deux structures partagent un même engagement non seulement pour mais surtout avec des personnes en situation d’apprentissage du français. En proposant des ateliers de création de cartes postales de formats différents (écrits, sonores, dansés, visuels, etc.) en complicité avec Olavo Vianna et Lisanne Goodhue, Clarissa Baumann fait œuvre de relations. Relation avec des espaces qui seront découverts, arpentés, observés, décrits, puis retravaillés. Sortir du local pour investiguer la ville est une manière complémentaire de se sentir chez soi. Relation avec des personnes qui pour beaucoup arrivent d’ailleurs, pour certaines se trouvent dans des situations de grande précarité voir de détresse, et se retrouvent au mois d’août dans une plus grande solitude encore, du fait de la fermeture de la plupart des lieux animés par des bénévoles. Relation entre deux structures associatives qui n’ont que peu l’occasion et les moyens (de temps, de personnel) de se rencontrer dans leur quotidien. Relation avec « la langue » qui n’est pas de soumission aux règles mais d’ouverture à des opportunités de paroles inédites. Lancées comme des bouteilles à la mer, ou adressées à des proches plus ou moins lointain•e•s, les cartes postales réalisées au cours du mois d’août démultiplieront ce tissage relationnel dans des directions encore inconnues.

Comment vos publics peuvent-il se saisir de sa présence et quelle est la place d’une approche artistique avec les projets de chacun des structures ?

Cartes postalesQu’elles viennent du quartier voisin ou de beaucoup plus loin dans des parcours de vie parfois désespérés, les participant·e·s aux activités proposées par Le Barricade et la Boutique d’écriture ont pour point commun un furieux désir de vivre. Toutes les personnes qu’il m’a été donné d’y rencontrer au cours des dernières années sont, en particulier, désireuses d’explorer les possibilités offertes par la parole et l’écriture. Les invitations que nous pouvons leur faire sont saisies au vol comme autant de chances d’apprentissages et de transformations. En ce qui concerne « la langue » (française en l’occurrence, mais pas seulement), l’enjeu est tout à la fois de se donner un outil commun pour se comprendre et de la rendre toujours plus hospitalière. C’est pourquoi, davantage que des « cours de français langue étrangère » dispensés à des publics apprenants, nous forgeons ensemble une langue d’accueil. L’écart peut être infime, comme le souligne l’écrivain congolais Henri Lopès : « L’écrivain français écrit français. Nous, nous écrivons en français » (conférence inédite citée dans Jean-Pierre Bertrand et Lise Gauvin (dir.), Littératures mineures en langue majeure, Montréal, PUM, 2003, p.21). L’accueil fait à Clarissa Baumann lorsqu’elle s’est présentée au Barricade lors des dernières séances du mois de juillet permet de penser que la continuité et la complémentarité entre les cours hebdomadaires tout au long de l’année et les ateliers de création du mois d’août est tout à fait saisie et appréciée des participant•e•s.

Quelle spécificité de votre lieu vous semble-t-elle cruciale à appréhender de l’extérieur et que pourrait « révéler » un artiste ?

C’est avec beaucoup de soin et de générosité que Clarissa Baumann a commencé par prendre part en tant que participante à une série d’ateliers organisés par La Boutique d’écriture (voir en ligne le programme du « Tout monde », juillet 2020). Elle s’est ainsi imprégnée d’une manière de faire, qui est aussi au postulat théorique et pédagogique : apprendre une langue, c’est perpétuellement la (re)créer. La multiplicité des formes offertes par la Boutique pour partager en français témoigne de cette création continue : ateliers d’écriture, chorale, lecture aux tous petits, etc. Au Barricade, où Clarissa interviendra avec Olavo Vianna et de Lisanne Goodhue, l’enseignement de « la langue » est avant tout une occasion de rencontres et d’échanges : aucune posture de surplomb, aucune doctrine normative (pas même la grammaire !) ne prime sur la co-construction d’un français dont le « s » se lit comme une marque de pluriel. Pour le dire dans les mots poète et romancier Abdelkébir Khatibi : « la langue française n’est pas la langue française : elle est plus ou moins toutes les langues internes et externes qui la font et la défont » (« Bilinguisme et littérature », Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983). La présence des artistes s’inscrit dans la continuité de cette perspective et peut contribuer à la rendre encore plus manifeste, et plus sensible. Beau mois d’août en français au pluriel à toutes et à tous !