Ce projet photographique explore la « troisième île » constituée par les populations caribéennes habitant les périphéries parisiennes. Naviguant entre cette autre forme d’insularité urbaine et bétonnée et ses espaces d’échappée, Cédrine Scheidig explorera dans une enquête libre et poétique la présence des corps et des imaginaires caribéens dans le Grand Paris d’hier et aujourd’hui.
Dans Mal d’Archives, Derrida défini l’archive comme un rapport au commencement et au commandement. Dès lors, on peut imaginer le rôle que joue l’archive dans la construction du récit national et le manque que peut représenter l’archive officielle dans l’ecriture de l’histoire des diasporas. C’est à la fin des années 70 que de nombreux caribéens guadeloupéens et martiniquais arrivent en région parisienne afin d’y prendre des postes peu qualifiés dans les institutions publiques. Alors que les arrivées augmentent, se forme peu à peu ce que certains appellent «une troisième île» : une diaspora insulaire, qui se développera en métropole, pour atteindre aujourd’hui une population de près de 200 000 personnes. Pourtant, ces corps à l’oeuvres depuis près d’un demi-siècle sont restés pendant longtemps invisibles. Principalement organisée par le BUMIDOM, Le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, mais également d’initiatives personnelles, ces migrations, considérées internes au territoires, n’ont jamais fait l’objet d’une étude détaillée. Pas d’archives officielle ni de lieu pour raconter l’histoire de l’arrivée des caribéens à Paris, comme cela a été le cas à Londres par exemple. Leur rôle dans la construction, matérielle et culturelle, de ce qu’est aujourd’hui le Grand Paris n’est jamais documenté. Leur présence culturelle et économique est de plus en plus minorisée, au profit d’un discours d’assimilation des ultra-marins à une Histoire française. Mais c’est pourtant une histoire bien française à laquelle ils ont participé : celle de la formation du Grand Paris. C’est cette Troisième Ile que je souhaite explorer dans le cadre des Regards du Grand Paris.
Entre travail d’archive et photographie contemporaine, ce projet photographique prendra racine dans la figure caribéenne la plus francilienne que je connaisse aujourd’hui : mon père. Pas un recoin de l’Ile-de-France n’a échappé à la présence de son corps. De Sarcelles à Massy, en passant par Ivry, Montreuil, La Défense, Aulnay. Comme de nombreux caribéens, il a arpenté dès la fin des années 70 les nombreux recoins de cette troisième île, pour y trouver des présences familières. Si les corps aux travaille s’épuisent la journée, c’est la nuit qu’ils se rechargent et peuvent exister pleinement : les clubs antillais qui ne cessent d’éclorent jusqu’aux années 90 dans tout le grand Paris sont des lieux de liberté où se recréer l’espace d’un chez soi. Que ce soit à La Dérobade de Barbès, Aulnay et Massy, La Main bleue, de Montreuil le Diamant Noir d’Evry, le Cap Sud de Bondoufle ou encore le Cinquième Dimension de Bercy, La musique fait exister les corps et font de la nuit francilienne un espace singulièrement caribéens. Mais c’est également l’histoire de lieux où les corps se rencontrent et se mélangent. Aujourd’hui pourtant, ces espaces ont grandement disparus, ou ont quitté les centres pour des périphéries plus lointaines. Dans la ville gentrifiée, difficile de localiser la présence caribéenne tant les lieux occupés officiellement par cette communauté se font désormais rares, et ont laissé place à des espaces plus informels et aux initiatives personnelles, qui tentent de faire vivre une communauté qui peine à exister en tant que telle. Quels sont aujourd’hui les contours de cette troisième île, mais surtout les corps qui la font ?
Naviguant cette autre forme d’insularité – urbaine et bétonnée – et ses espaces d’échappée, j’explorerai les notions d’identité, d’histoire et de mémoire et les imaginaires émergeants du déracinement, entre urbanité et nature, entre ici et ailleurs. Le point de départ du projet sera l’archive personnelle de mon père, constituée de photographies d’identités collectées auprès de ses amis et amantes pendant près d’une décénie entre 1979 et 1990. Sur fonds bleu-blanc-rouge des photomatons français des années 80, ces images, sont un geste d’auto-représentation qui posent les jalons de l’écriture d’une histoire diasporique transaltantique beaucoup plus large. En essayant de retrouvé la trace des personnes apparaissant sur ces photographies, le projet prendra la forme d’une enquête libre et poétique explorant la présence des corps et des imaginaires caribéeens en Ile-de-France hier et aujourd’hui. L’exploration de la jeunesse caribéenne née en Ile-de-France, première génération ayant grandit au sein de cette Troisième Ile, et de ses imaginaires, tentera d’envisager ses potentiels futurs.