En sous-sol, Yasmina Benabderrahmane suivra le Tunnelier sur sa percée d'un Trou-Horizon qui encerclera bientôt la capitale. Et sur les berges, l’artiste ira des sites de gisements de matières premières aux chantiers des futurs métro du Grand Paris. Un paysage affleurant se dessinera, aussi brutal que sensuel. La dissection par le regard de l’artiste d’un territoire réinventé dévoile la Terre-Gaïa, saisie comme un corps en train d’être sculpté dans l’échelle du temps scellé.
Derrière ce parcours que j’envisage de faire entre péniches de carrière et le chantier du nouveau métro (M15), que j’appellerais « Glory Hole » et suivant la mutation du territoire de la large banlieue parisienne, j’imagine, couche sédimentaire après l’autre, l’histoire sourde de ces zones se révéler, au gré de leurs changements. Des apports et transports de matière, des creusements, ainsi que la percé à l’aide d’un tunnelier - Trou monumental, des déplacements des habitats et industries ; des déserts urbains que sont les terrains mutilés pour des constructions en projet du Grand Paris.
À travers ce double affleurement, des engins de chantiers et de ma caméra, super 8 et/ou 16mm et photographique, c’est géologiquement, organiquement, que se mesurera le temps au fil de l’eau et de la terre.
L’aboutissement du travail consistera en une installation multimédia, dans le prolongement de mes travaux précédent, qui sera repensée pour chaque espace d’exposition – réinventer le lieu de contemplation, comme les images montrent des lieux en métamorphose. L’eau, en plus de la Terre et sa vie souterraine, y aura une place centrale; nouvel élément dans mon travail, lien charnel et de conducteur entre rêve et réalité.
Je partirai d’Issy, où, peu après les éco-quartiers fraichement sortis de terre, une gare RER doit être réhabilitée, entrainant une évolution de tout le quartier environnant. Aussi, non loin, sont visibles les sites de chargement de péniches. Sable, ballast, gravats des immeubles détruits. J’embarquerai dans la poussière sur un de ces bateaux qui, une fois chargés, avancent à fleur d’eau, en proie à l’immersion sous le poids de cette matière prisée mais qui, à l’état brut, n’existe que par ce qu’elle pèse. Un voyage initiatique dans la brutalité d’un monde en mouvement.
De là, les sites sont à découvrir et investir : l’approche des équipes et le soutien du Grand Paris Express me donneront j’espère les autorisations nécessaires sceller le temps. Des pourtours de la Seine, je connais la puissance des Creux en travaux. Une immensité nue qui m’évoque une peau cicatricielle, et que les engins de chantier viennent excaver, gratter, aplanir. Les couches se révèlent et disparaissent à mesure que le contemporain remet à niveau les sols. Il y a aussi les carrières qui alimentent les chantiers des extensions du métro. La Seine elle-même est ponctionnée. On utilise ses sables jaunes pour des mortiers et bêtons des constructions de la région. Cemex, Lafarge, Bouygues, Colas, Alsthom tous colonisent et s’activent autour de l’épicentre parisien, là où la société du Grand-Paris fait de la décentralisation un point central de son projet. Et des flux de matière, encore inconnus pour l’instant, me seront bientôt offerts.
« Le facteur dominant, tout-puissant de l’image du film, c’est le rythme, exprimant la course du temps à l’intérieur du film. » Andreï Tarkovsky.
Ce parcours géologique sera minéral : je compte me rapprocher des matières épaisses, vaporeuses, qui sortent des sols et évoquent le corps de ce territoire, que l’on exploite, que l’on fore. Un corps qu’on ouvre comme pour disséquer ou soigner l’Homme ou l’Animal. Les câbles enfouis, les canalisations, entrailles des villes modernes qu’il faut cacher, détruire à mesure que l’on creuse. Leur créer une peau. Un lieu de roche et de boue, qui m’évoque le vivant et me ramène à la recherche d’érotisme profane à l’œuvre dans mes projets. Ces terrains dénudés, en regard des bâtiments imposants et monumentaux, des bidonvilles et cahutes de fortune, poseront la ville moderne comme un espace de laideur, de violence, autant que d’un possible sublime. Sans oublier que ces bâtiments sont souvent une forme nouvelle donnée aux matériaux extraits des sols voisins. Les machines utilisées, mécaniques et bestiales, les échafaudages et autres grues monumentales, font lien de la terre au bâti. Sont partie prenante de cet Opéra chorégraphique du remodelage de ce corps-espace.
Du rien, à un nouvel urbain. Des particules de poussière au grain de la peau. En effet, ils me renvoient à l’idée du derme photosensible, que j’appelle chair pelliculaire.
Quand la matière même du film s’incarne, rien que le temps d’un geste, qui nous fait glisser de ce qui est représenté, aux formes infinies et inattendues qu’offrent la révélation du support filmique. Des particules d’eau terreuse, du grain de sable, à celui de la pellicule.
— Yasmina Benabderrahmane