Ismaël Bazri

Deux ou trois choses sur Ismaël Bazri

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« Les photographies que je réalise représentent ma double culture, une culture populaire et occidentale parce que je suis né et j’ai grandi en France, et j’ai les codes des musiques, des films, de la pop culture, dont nous sommes inondés et aussi l’héritage de mes parents, une culture plus ancienne, et religieuse. »

Ismaël me retrouve aux Ateliers Médicis. Il fait beau, les rayons du soleil percent l’atmosphère du deuxième étage. Lumière !

Qui êtes-vous Ismaël Bazri ?

Je m’appelle Ismaël Bazri, j’ai 26 ans, je suis originaire de Valence dans la Drôme. J’ai fait des études d’histoire que j’ai décidé d’arrêter parce que la photographie prenait de plus en plus de place dans ma vie. C’était au début un hobby et avec le temps c’est devenu important. J’ai appris par moi-même, sur Internet, à droite à gauche, avec des conseils, et uniquement avec des appareils manuels. J’étais surveillant dans un lycée, et j’allais à la sortie des défilés de la Fashion Week pour prendre en photo des gens qui ont l’habitude de poser. Ça m’a entraîné au Street Style : prendre en photo le sujet en train de marcher, comme ça, sur l’instant. Mais ça, il ne faut pas trop en parler parce que c’est assez mal vu d’être intéressé par la mode, dans le monde de l’art.

C’est important de reconnaître qu’une œuvre est produite dans un contexte et que la photographie de mode répond à un objectif de vente. En ce sens, elle n’est pas artistique, puisque les objectifs de l’art sont différents. Mais toi, artiste et créateur, tu peux être, parfois photographe de mode, parfois photographe d’art, parfois photographe de reportages…

J’ai l’impression que c’est compliqué – et j’ai peur de mal me positionner d’entrée, tu vois ?

© Ismaël Bazri

 

Tu peux être avec deux « réalités » différentes parce qu’en réalité elle n’existe qu’ensemble. Tu vas nous en parler : tes projets composent avec des éléments, l’Islam et la Culture Pop, qu’on voudrait nous faire croire antinomiques. 

Effectivement, ces réalités vont ensemble, elles vont bien ensemble même. Dans ma série avec les tapis, les postures des modèles sont très “mode”, volontairement, parce que j’aime beaucoup ces influences. Par exemple, j’ai souvent en tête le travail du photographe Guy Bourdin. Je voulais faire une photo dans une piscine vide. J’ai choisi de placer le modèle – mon petit frère ici, sur le skateboard – parce que je kiffe, et j’ai eu envie de rajouter un symbole, plutôt de tradition religieuse… j’ai cherché comment mettre le tapis, je l’ai finalement enroulé autour de la jambe ! En fait, j’habille, je relooke, tous les modèles avec qui je réalise des photographies. C’est ma touche, c’est mon style, c’est très important. La tenue fait partie de l’ambiance, du décor. Je la travaille en cohérence avec ce que je veux montrer. Je suis de plus en plus attentif aux détails, et donc aux symboles et à leurs significations !

Quel est ton premier souvenir de photographie ?

Mon premier souvenir, c’est avec mon père, quand on était à la rivière…On y allait souvent… c’est ce souvenir qui reste. Mon père en train de nous prendre en photo pendant des heures.

Quelle est la série photographique ou l’image dont tu es le plus satisfait ?

La série que je vais créer pendant ma résidence aux Ateliers Médicis ! Cette série s’appelle Islam Goes To Hollywood. L’image dont je suis le plus content, c’est peut-être celle avec le skateboard dans cette piscine vide. Mon frère a un tapis de prière autour de la jambe, enroulé. Il porte des converses, les roues du skateboard sont jaunes et contrastent avec le bleu de la piscine. Il y a du soleil, c’est un peu la Californie, c’est l’été, c’est ce que j’aime… ces teintes !

Es-tu déjà allé en Californie ?

Non, mais je vais y aller ! Ce fantasme de la Californie, dont je suis victime comme beaucoup, est à la fois facile et puissant : c’est quand même l’idée du soleil, de la liberté… et de la musique funk ! Des années 1970 à la scène rap des années 1990, avec Gangsta Funk, la West Coast, Snoop Dog, Dr Dre… C’est au lycée, à Valence, que tout cela a commencé pour moi. On s’est rejoint avec des amis sur le goût de cette musique et de ces ambiances de ces années. J’ai pas mal d’amis qui sont DJ, qui font de la musique. On s’habille en seconde main depuis longtemps, faute de moyens déjà et par goût parce que c’est cool d’avoir des pièces uniques, et… plus éthiques !

© Ismaël BazriCette photographie s’intitule Middle East Cause Classique. Parce que c’est West Cause Classique mais aussi Middle East, parce que l’Islam… Peut-être que le fait de grandir dans une petite ville, où il n’y a pas grand-chose à faire, a généré ce fantasme ! Et la famille : quand j’étais petit, mon père nous faisait tout le temps écouter les Bee Gees. Je me rappelle aussi que mon père, partout où on allait, il faisait des tonnes de photos, il avait un bon appareil. Je l’ai pris, je l’ai testé, j’ai fait une, deux, dix, vingt pellicules et voilà, après j’ai commencé à acheter d’autre focales, d’autres boitiers, toujours sur le Bon Coin, pas cher du tout, et j’aimais beaucoup comprendre. Je faisais plein de réglages différents que je notais minutieusement.

Comment es-tu arrivé à Kourtrajmé ?

C’était l’automne, compliqué et déprimant : j’étais surveillant presque à plein temps et je ne voyais pas l’avenir dans la photo. J’avais arrêté mes études, je me posais beaucoup de questions, j’étais perdu. Autour de moi, il y a quelqu’un qui a parlé de l’école Kourtrajmé. J’ai envoyé ma candidature. Je ne m’attendais pas du tout à être pris ; ça été incroyable, j’étais très heureux, c’était enfin une opportunité, une chance de faire une école. Et l’expérience m’a beaucoup apporté. Je n’avais presque pas de notions de l’art ni de liens avec le monde de l’art. Ça m’a formé sur l’écriture d’une série de photos, le développement d’un projet artistique. Et maintenant je suis en résidence aux Ateliers Médicis.

© Ismaël Bazri

 

Que réalises-tu aux Ateliers Médicis ?

Les photographies que je réalise représentent ma double culture, une culture populaire et occidentale parce que je suis né et j’ai grandi en France, et j’ai les codes des musiques, des films, de la pop culture, dont nous sommes inondés et aussi l’héritage de mes parents, une culture plus ancienne, et religieuse. En fait, je parle de moi dans ces images : je croise ces deux cultures qui peuvent paraître incompatibles et j’essaie de rendre la beauté de leur réunion. Certains refusent cette rencontre, parce qu’ils ont peur de l’Islam ou à l’inverse, parce qu’ils ont peur de tout le reste. Pour la petite histoire, je suis né dans un quartier qui s’appelle le Plan à Valence, c’est une petite ZUP. Quand j’ai eu sept ans, on a déménagé là-bas, dans une maison, dans un village à la campagne. Et il y a eu 2001, les attentats du 11 septembre : on a été bombardé de tracts, de vrais tracts comme largués par avion dans tout le village, tout le village rempli de tracts, sur lesquels était écrit “le fils et la nièce d’Oussama Bel Laden sont arrivés dans le village, faites très attention, ils sont dangereux, la femme est voilée, l’homme est barbu”. Des tracts A4, comme ça, dans tout le village. Enfant, j’ai ramassé les papiers sans trop comprendre ce qu’il y avait écrit dessus ou ce que ça voulait dire, et avec d’autres familles du village, parce qu’il y avait des familles qui nous aidaient, nous avons ramassé les tracts par terre. Ça, c’était beau. 

De ces années 2000, je ne me souviens pas des réseaux sociaux. Le mot islamophobie n’existait pas. Nous étions isolés. Mes parents sont retournés vivre à la bordure, dans un hameau, à cinq cents mètres de la campagne d’un côté et cinq cents mètres de la cité de l’autre. Ça me représente bien, finalement.

© Ismaël Bazri

 

Quel rapport as-tu au sacré dans tes images ?

Quand j’ai fait cette série, j’avais vraiment envie de ne pas tomber dans le blasphème parce que je suis croyant. Je me suis renseigné et il n’y a pas d’objet sacré dans l’Islam. Les tapis de prière, les chapelets, les tenues, les Kamis, ne sont pas sacrés. L’objet en lui-même n’est pas sacré. Le Coran, seul, le livre du Coran est sacré. Il n’est pas représenté dans ma série. Mais le reste, ce sont juste des objets qui peuvent être utilisés : aujourd’hui on peut même avoir une application qui s’appelle Muslim Pro, qui te rappelle que c’est l’heure de la prière. Est-ce que cette application est sacrée ? Non. Donc le chapelet qui te sert à prier ne l'est pas non plus. C’est mon rapport à Dieu et à la création qui sont sacrés.

 

Propos recueillis par Clément Postec