Fatima Daas

Deux ou trois choses sur Fatima Daas

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L'autrice féministe intersectionnelle Fatima Daas répond aux questions du journaliste Mathieu Dochtermann autour de son expérience des Chroniques documentaires de Seine-Saint-Denis, résidence d'écriture portée par les Ateliers Médicis et soutenue par le Département de Seine-Saint-Denis dans le cadre du Plan de rebond solidaire et écologique en Seine-Saint-Denis.

Bonjour Fatima. Pouvez-vous présenter votre parcours artistique jusqu’à cette résidence avec les Ateliers Médicis ?

J’ai publié mon premier roman La petite dernière en août 2020. Pour me décrire, je me dirais « autrice ». Souvent, dans ma biographie, je mets « autrice féministe intersectionnelle ». Mais je n’ai pas attendu d’écrire un livre pour savoir que j’écrivais. C’est une chose qui est venue très tôt dans ma vie, et je ne me suis jamais demandé pourquoi j’écrivais. C’est une manière pour moi de m’exprimer, je n’avais pas d’autres moyens.

Pourquoi avoir postulé à cette résidence des Chroniques documentaires de Seine-Saint-Denis, initiées par le département ?

C’était important pour moi d’avoir cette année de résidence… Je n’allais plus avoir le temps de travailler à temps plein, à cause de la promotion de mon roman. J’ai vraiment eu de la chance d’avoir cette résidence, pour avoir un revenu. Et elle m’intéressait particulièrement car ce département est celui où j’ai grandi, où je me suis construite, où je me suis posée les premières questions. C’est là aussi que sont les personnes avec qui je travaille. Ça me permettait de prolonger les réflexions que j’avais déjà entamées dans ma création personnelle.

Vous avez donc un lien fort avec la Seine-Saint-Denis, et avec les Ateliers Médicis ?

J’ai grandi à Clichy-sous-Bois, à la limite de Livry-Gargan. J’y ai fait toute ma vie, toute ma scolarité. C’est une ville que je connais très bien. Et j’ai travaillé aux Ateliers Médicis plusieurs années, notamment à l’action culturelle et au développement des publics, donc en lien avec les publics et les artistes. J’ai poursuivi ce travail un peu différemment grâce à la résidence.

Bien que vous habitiez déjà en Seine-Saint-Denis, cette résidence vous a-t-elle réservé des surprises ?

J’ai été surprise par plein de choses. La résidence m’a amenée à travailler avec des jeunes en réinsertion à Montreuil1 et avec une classe de l’école Kourtrajmé2. Je me suis rendue compte que j’avais encore des préjugés, et que d’autres personnes allaient me le faire comprendre et les déconstruire. Par exemple, les fausses impressions qu’on a en rencontrant un groupe : “Celui-là ou celle-ci ne va pas du tout être intéressé·e par ce que je raconte, parce que ses intérêts ne sont pas du tout liés à la littérature, ou pas du tout liés à l’histoire d’une jeune femme puisque c’est un mec, etc.” Ces préjugés-là, on me les a renvoyés, et on a déconstruit tout ça assez librement, frontalement. Je crois qu’en travaillant avec les autres on est constamment surpris.

Quelle est la différence entre le travail que vous avez fait avec les jeunes en réinsertion à Montreuil et la classe de Kourtrajmé ?

Le travail est très différent. Les jeunes en réinsertion, ce sont des personnes avec qui je fais des ateliers de discussion, des groupes de parole, et des ateliers d’écriture seulement quand je sens qu’ils en ont envie, et qu’ils ont besoin de passer par l’écriture. Il faut savoir que ces personnes-là sont en France depuis peu de temps, donc je ne leur impose pas d’écrire absolument. Au contraire, les étudiants de Kourtrajmé sont déjà dans la création, ils ont une idée de ce qu’ils ont envie de faire, c’est-à-dire de passer de l’image à l’écriture… Ce n’est pas du tout le même public, et c’est ça qui m’intéresse.

Comment votre engagement féministe intersectionnel est-il reçu par les participant·e·s de vos ateliers ?

Ce n’est pas du tout compliqué. À Clichy-sous-Bois, les gens sont conscients de ce qu’il se passe : grandir dans une ville enclavée, c’est déjà être sensibilisé·e à un tas de questions que d’autres n’ont même pas à se poser. Sur le féminisme, je le vois quand je fais des ateliers d’écriture avec des adolescentes : il y a une volonté d’affirmation, d’indépendance, d’émancipation. Et ça ne pose pas de problème. Je trouve cet engagement plus compliqué à revendiquer Paris : parler de classe, de race, de féminisme intersectionnel, de genre, et de religion en même temps, ce n’est pas possible dans beaucoup d’endroits.

Qu'attendiez-vous de cette résidence ?

Déjà, ça m’a procuré une bouffée d’oxygène : je sortais de la solitude d’écrire seule, pour passer à un travail collectif. C’était le bon moment : j’avais envie de travailler et de créer avec les autres. Ce qui est intéressant, ce n’est pas seulement ma parole : c’est aussi le fait que, à un moment donné, la publication d’un roman fasse exploser plein d’autres paroles. C’est ce que j’ai eu l’impression de découvrir au sein des groupes avec lesquels j’ai travaillé. Ensuite, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment un projet naît, et comment il peut bouger par la suite. Là, par exemple, je suis arrivée en me disant : “Je vais travailler sur la place”. Et de voir comment les autres se sont réapproprié ce thème-là ou l’ont négligé, s’en sont emparé ou pas, ça m’intéressait.

Cette recherche sur le thème de la place, c’était pour prolonger vos recherches personnelles ?

En écrivant La petite dernière, j’ai fait un travail personnel sur la place. Alors, j’avais envie de tisser des liens avec ça. J’ai essayé de faire un travail de collaboration : je parlais naturellement de ce thème en parlant de mon roman, mais je n’imposais rien, donc tout s’est fait avec les gens, ensemble. Tout de même, j’ai l’impression que cette notion de place constituait une base avec laquelle ils avaient envie de travailler.

La notion de place rejoint-elle vos questionnements sur l'intersectionnalité ?

Oui, ça parle de ça, exactement. Au départ, l’idée de mon roman était de questionner le tiraillement entre la religion et l’homosexualité. Puis j’ai prolongé : j’avais aussi envie de parler de la banlieue, des temps de trajet en transports, du départ de Clichy pour aller à Paris… Qu’est-ce que ça veut dire de grandir dans une famille algérienne, d’être lesbienne, de ne pas vouloir rejeter sa foi ? Comment fait-on pour trouver une place dans une société dans laquelle on a l’impression qu’on est toujours trop, trop musulmane, trop lesbienne, trop clichoise, trop bonne élève…? Je me suis rendu compte que c’est quelque chose qui questionne beaucoup les gens. C’est pour ça que j’ai voulu prolonger ce premier travail avec d’autres.

Avez-vous fait des rencontres marquantes depuis le début de cette résidence ?

On en revient à ce que je disais sur la surprise : les gens qui creusent des questions, ils t’en posent aussi. Tu te rends compte que l’artiste n’est pas la personne qui apporte des réponses : c’est la personne qui arrive à se poser des questions avec les autres. Ce qui m’intéressait dans le cadre de cette résidence c’était de travailler ensemble, de voir comment on se nourrit mutuellement. Je n’apporte aucun savoir, juste une écoute. Mais une écoute dans les deux sens : je me prête à chaque discussion. Et ça me transforme, parce que les questions que je reçois touchent à des endroits qui me travaillent. Il y a des questions neuves. Il y a aussi des questions que j’avais l’impression d’avoir dépassées, mais qui reviennent parce qu’en réalité elles ne sont pas réglées.

Dans ce travail d’échange, est-ce que vous essayez de faire émerger des histoires nouvelles, qui n’ont jamais été racontées ?

À un moment donné, la nécessité de raconter sa propre histoire apparaît. Celui qui a quelque chose à dire trouve le moyen, s’il le faut. Si j’ai écrit La petite dernière, ce n’est pas parce que quelqu’un est venu me chercher pour me dire : « Ton histoire, elle est importante parce qu’on ne l’a pas entendue. » Je n’ai pas envie que quelqu’un me donne la parole, ou que quelqu’un dise mon histoire à ma place. Ce dont j’ai envie, c’est de porter moi-même mon histoire, avec les risques que ça suppose. Ces histoires qu’on entend pas, elles doivent être portées par les personnes qu’on a invisibilisées.

1. de l'Espace Dynamique d’Insertion S’Passe 24, lieu d’accueil pour les jeunes âgés de 16 à 25 ans en démarche d’insertion. L’objectif de S’Passe 24 est double : accompagner un jeune dans ses démarches pour résoudre les difficultés qui l’empêchent d’aller vers la formation ou l’emploi et lui donner des outils qui vont lui permettre d’aller vers une insertion sociale et professionnelle en passant par différentes étapes d’apprentissage.
2. Masterclass menée avec les élèves de la section art et Image de l'école Kourtrajmé. Cette section est lancée par l’artiste JR. La section art et image est plurielle : elle s’inscrit dans le champ de la photographie mais pas uniquement, c’est un lieu de formation et d’expérimentation artistique au sens large.

Propos recueillis par Mathieu Dochtermann.