Aristide Barraud © Mathieu Zazzo

Deux ou trois choses sur Aristide Barraud

Le

« Ce qui était important pour moi, c’était de trouver le juste regard, parce que je ne voulais pas être quelqu’un qui arrive et qui parle d’histoires qu’il ne comprend pas, qu’il ne connaît pas. »

Je contacte Aristide quelques semaines avant son exposition. L’entretien se fait par téléphone. J’entends l’enthousiasme dans sa voix. D’abord, je lui demande de me raconter à quel moment la photo est arrivée dans sa vie. 

Je me rappelle de mon premier appareil photo : c’est ma mère qui me le donne sur le parking avant de partir en stage de rugby, à dix ans. J’ai toujours fait des photos avec des jetables. D’ailleurs, j’ai retrouvé les photos que j’avais prises.

Je peux imaginer le sourire d’Aristide au bout du fil quand il dit :

Aristide Barraud Collage Inès
Collage Inès © Aristide Barraud

Sur les photos, il n’y a que mes copains du Rugby Club Massy. Ma grand-mère avait écrit ses mémoires alors, quand j’avais vingt ans et que j’étais joueur de rugby pro en première division française, j’avais demandé à les lire. Elle avait accepté et je m’étais dit : c’est pas possible ! C’est trop incroyable ! Elle était ouvrière à la chaîne chez Renault sur l’île Seguin et racontait qu’elle avait été déportée pendant la seconde guerre mondiale en Creuse pendant un an et demi. 

Pendant deux ans, je l’ai suivie partout avec une caméra au poing. J’ai monté un film comme ça. Il y avait très vite ce truc du cadre, de cadrer, de faire de belles choses. La photo a toujours été là, en moi, mais je dois dire que depuis 2015-2016, elle a pris beaucoup de place. Le but, c’était toujours de garder des traces de ce qui allait disparaître. Je comprends ça maintenant, avant, je ne le voyais pas.

J’ai habité en Italie pendant cinq ans, j’étais joueur de rugby pro. Quand je suis rentré en France, j’ai retrouvé les endroits de mon enfance : la banlieue sud, la cité dans laquelle j’ai grandi. À mon retour, j’avais un regard neuf, et je voyais tous les changements qui avaient pu s’opérer, notamment toutes les destructions. Ce territoire en mutation entre Massy où j’ai grandi et les autres banlieues autour de Paris. J’ai eu cette urgence de me dire : il faut prendre des photos ! Il faut écrire ! À ce moment-là, je lisais beaucoup de livres de sociologie et sur l’urbanisation et les transformations urbaines. Je faisais beaucoup de photos, je filmais beaucoup de choses. 

Mon père est urbaniste, chef de chantier. Depuis tout petit, on partageait notre passion pour le rugby et il me racontait beaucoup d’histoires de rénovations, de transformations. Je me souviens que mon père me faisait baigner dans ses récits de construction, je le revois sur le balcon me montrer, du cinquième étage, les cités autour de chez nous. En 2018-2019, j’ai passé beaucoup de temps dans des cités emblématiques : Gagarine, le Franc-Moisin. En rentrant en France, j’avais du temps, pour la première fois de ma vie. J’apprenais, je faisais des photos, j’écrivais tout ce que je ressentais, tout ce que je voyais. J’écrivais beaucoup sur des murs à Paris, sur des toits. Je faisais tout de manière anonyme. Je faisais beaucoup de photos. Et surtout, j’inventais ma patte : photo argentique, couper les négatifs, recréer des photos. Je mêlais des négatifs entre eux.

Puis, j’ai postulé à l’école Kourtrajmé pour la section Art & Image avec JR et j’ai été accepté. En six mois, j’ai appris beaucoup et ça m’a convaincu que j’étais dans le vrai. Avant ça, j’avais publié un livre, ça s’était très bien passé, j’avais reçu une bonne critique, il avait été bien accueilli, mais en même temps j’avais cette frustration de me dire : j’écris, je fais des choses, parfois ça prend toute ma vie pendant un an, deux ans, trois ans, mais si mon livre ne sert qu’à faire lire des gens qui lisent déjà, ça ne m’intéresse pas. C’est pour ça que j’aimais mettre des écrits à l’extérieur, ça permet de toucher tout le monde, c’est plus grand, n’importe qui peut tomber dessus.

Aristide Barraud

Je demande à Aristide ce que l’écriture lui apporte que la photo ne lui apporte pas ? Et inversement, ce que la photo lui offre que l’écriture ne lui offre pas ?

Dans la photo, il y a la recherche de la lumière et de la beauté pour affronter et combattre le reste. Dans l’écriture, il y a une évacuation du trop-plein et ça permet de combler le vide en même temps.

D’ailleurs, l’écriture aussi, ça a toujours été là, j’ai des carnets entiers de quand j’étais tout petit, quand j’avais quinze ou dix-sept ans. En fait, ce sont des choses auxquelles je n’avais jamais réfléchi que je faisais tout le temps, comme ça, l’écriture et la photo. Tu m’aurais posé ces questions il y a trois ans j’aurais été incapable de te répondre…

Te définis-tu comme écrivain ? Photographe ? Les deux ? 

Je ne me définis pas, je n’en sais rien, je préfère que les gens le fassent. Parfois on me présente comme un écrivain, parfois comme un artiste ou encore comme un ancien rugbyman. Ça me va que les autres me définissent. Ça ne m’intéresse pas d’avoir une étiquette. Juste en trois, quatre ans, il s’est passé beaucoup de choses. Ce qui m’intéresse c’est de faire, pas de me définir.

Collage Aristide Barraud

 

Tu peux me parler de ta rencontre avec le B5 ? 

J’arrive aux auditions à l’école Kourtrajmé. Je vois le bâtiment. C’était ce que je faisais depuis des mois déjà, de travailler sur les transformations. Sauf que là, j’ai senti l’âme du bâtiment. Je ne sais pas comment l’expliquer. Je ne connaissais rien de ce bâtiment, de ce territoire. J’ai vécu de manière assez lointaine les révoltes de 2005 à Massy. J’avais quatorze ans, quinze ans. Quand je suis arrivé devant le bâtiment, j’ai ressenti un truc hyper fort, un peu comme quand tu rencontres quelqu’un et que tu sais que cette personne va être importante pour toi, même si tu ne sais pas pourquoi. Il se passe un truc, ma vie change maintenant, avec cette rencontre, et c’est ce qui s’est passé avec ce bâtiment…

Le soir même, je suis rentré dans le chantier. Sûr de moi, avec mon appareil photo à la main, personne ne m’a trop posé de questions à part le chef de chantier qui m’a demandé ce que je faisais là. Je lui ai dit que je venais prendre des photos. Tout le monde pensait que j’étais là parce qu’un autre avait dit « oui ». J’ai vécu dans cette zone d’incertitude pendant des mois et, au bout d’un moment, les gens avaient tellement l’habitude de me voir qu’ils se disaient que j’étais là pour une raison.

J’ai commencé à prendre les destructeurs, des gars de mon âge, en photo, parce que ça m’intriguait : ils étaient dans la poussière, dans le froid, dans le vent, à détruire des murs et il y avait plein de choses qui se jouaient et ça je l’ai compris bien après… À ce moment-là, je les regardais travailler, je discutais avec eux, je nouais des relations particulières avec chacun. Je venais dès que je pouvais. Au début c’était juste ça, je regardais ces gars, je les prenais en photo. Et surtout, dès que je prenais une photo, je faisais un beau tirage et je leur apportais, on en parlait. J’ai eu des idées, j’ai eu envie de faire des choses au fur et à mesure. 

Aristide BarraudJ’ai réalisé que les destructeurs avaient grandi dans la tour, aux bosquets ou dans le B5. Là, il s’est vraiment passé quelque chose. On a commencé à coller leurs portraits dans les appartements où ils avaient grandi. On retrouvait leurs appartements, je collais les photos, je prenais en photo les papiers peints de leur enfance, toutes les traces de vie qu’il restait, et j’ai commencé à mêler tout ça et faire des doubles expositions. Puis il y a eu le confinement, mais on a gardé le lien, on s’écrivait souvent. Au déconfinement ça s’est accéléré, on a fait beaucoup de photos. J’avais toujours rêvé de peindre, je me suis dit que dans le bâtiment qui allait disparaître personne ne m’embêterait et surtout, si c’était nul, personne ne le verrait. J’avais beaucoup écrit sur le bâtiment et sur les histoires de mes rencontres avec les garçons pendant le confinement. Ce qui était important pour moi, c’était de trouver le juste regard, parce que je ne voulais pas être quelqu’un qui arrive et qui parle d’histoires qu’il ne comprend pas, qu’il ne connaît pas. J’avais beaucoup vécu ça petit : les artistes qui venaient faire des choses à Massy ou dans la cité, les artistes hors-sol, qui font un truc et qui partent. Moi, je voulais parler de mon histoire avec le bâtiment. Je ne voulais pas raconter l’histoire des autres. Alors j’ai commencé à écrire des textes sur les murs, sur le plafond, sur des salles entières. Je dormais aussi dans le bâtiment, je mettais un hamac sur le toit, je me cachais quand la sécurité du chantier faisait la ronde, et quand elle partait, je ressortais et je travaillais la nuit. Ensuite, j’ai commencé à peindre, et les gars ont vu mes peintures et ils ont trop kiffé, ça leur a fait du bien. Là, je me suis dit que c’était à eux d’écrire leurs propres mots, leurs propres textes, donc on a fait des salles de portraits.

J’ai aussi fait d’autres photos de personnes hors du chantier qui n’étaient pas des destructeurs. Je les ai collées dans le bâtiment, pendant l’été, je faisais venir les personnes le soir, discrètement, quand il n’y avait pas la sécurité, et ils venaient écrire leurs histoires avec des marqueurs, sur les murs à côté de leurs photos. Je faisais en sorte que ce soit eux qui collent leurs photos sur le mur. On a vraiment vécu des soirées de ouf, sur le toit, à regarder le coucher de soleil, c’était magique. Ça nous a fait du bien à tous. 

Le bâtiment 5 qui disparaissait, c'était toute une partie des bosquets, donc de leur enfance, qui disparaissait. Quand le bâtiment 5 a commencé à tomber, au fur et à mesure, j’avais l’impression de voir disparaître un ami, que je ne connaissais pas depuis longtemps, mais avec qui c’était très fort. J’avais beaucoup ça dans le rugby, parce que parfois tu arrives dans une équipe et il y a un sud-africain ou un fidjien et tu vis une amitié super forte pendant quelques mois, mais tu sais qu’à la fin de la saison lui il partira d’un côté du monde et toi de l’autre. J’étais habitué à ce genre d’amitiés très rapides et avec le bâtiment j’ai l’impression que ça a été ça. J’ai l’impression qu’il m’a fait du bien et que je lui en ai fait aussi.

Collage Aristide Barraud

 

Ce que tu faisais à l’intérieur du bâtiment était seulement visible pour les personnes avec qui tu avais créé, échangé, partagé… ?

J’avais aussi fait des écritures à l’extérieur du bâtiment, une grande écriture, justement parce que je me disais qu'à l’intérieur personne ne pouvait voir. J’ai attendu les réactions avec beaucoup d’anxiété. Et ça a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, les gens ont beaucoup aimé. Je me suis dit alors c’est vrai, je suis dans le juste et je peux continuer. J’ai eu des propositions pour exposer à Paris et j’ai refusé parce que je voulais que la première fois soit pour les gens concernés. Je voulais vraiment leur rendre hommage, marquer cette époque qui est un peu un entre-deux entre la fin d’une époque et un futur qui est déjà en train de s’immiscer aux Bosquets. J’avais envie de rendre ce qui m’a été donné… 

Tu dis : « j’ai voulu rendre aux habitants du bâtiment 5 et des Bosquets ce qui m’a été donné… », tu peux revenir là-dessus ?

Je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucun endroit où je me sentais mieux que là-haut sur le toit à regarder loin l’horizon, à me dire, sur cette cheminée, j’ai envie de faire ça, sur ce mur, j’ai envie de peindre ça… Il y avait des personnes qui venaient me voir, qui me parlaient du bâtiment. Je me suis rendu compte que c’était le moment où démarrait pleinement une nouvelle vie : je mettais fin à deux ou trois ans de destruction corporelle et j’étais dans un endroit qui allait disparaître…

Il y a un silence. Aristide reprend.

Tous ces moments m’ont fait du bien. J’ai l’impression d’avoir beaucoup reçu à l’école Kourtrajmé, qu’on m’a fait confiance. Ladj et JR m’ont fait confiance. C’était très important pour moi d’avoir une attitude très ouverte : d’être là, de transmettre, de donner. Je veux continuer les cycles. Quand tu reçois il faut donner parce que c’est comme ça qu’on s’en sort. Cette exposition c’est ça. Je n’ai pas envie d’imposer un regard, j’ai envie de parler aux gens dans leur intimité sans pour autant être intrusif.

Comment as-tu fait pour prendre autant de photos et surtout aussi simplement, aussi facilement ? Quand on sait qu’un appareil photo braqué comme ça sur quelqu’un à Clichy-Sous-Bois ou à Montfermeil peut faire peur, ça intrigue, ça peut aussi mettre en colère...

Sincèrement, j’ai montré patte blanche. Je l’avais bien en tête. Au départ, j’avais des appareils photos jetables, je n’allais pas avec un appareil photo dernière génération. J’allais au marché de Montfermeil pour discuter, pour rencontrer les gens, pour rigoler, pour me faire jeter aussi.

Aristide rigole. Il dit que parfois, il faut comprendre qu’il faut arrêter de parler aussi. Il reprend.

J’avais envie de vie. On m’a donné la chance d’être dans une école, sur un territoire chargé d’histoires, de cultures très fortes… J’avais besoin de comprendre ce qui se passait, je n’avais pas envie d’aller seulement à l’école. J’avais envie de comprendre où j’étais.  Mon appareil photo, personne ne l'a pris au sérieux. Et je montrais toujours les photos que j’avais prises aux personnes. Les gens se sont aussi habitués à me voir. Toutes les photos de l’exposition sont en pellicule, il n'y a aucune photo numérique. Il y a aussi de l’écrit avec les photos. C’était difficile parfois de trouver la phrase qui dit assez mais pas trop, qui ne trahit pas la personne. 

Tu peux me raconter l’un de tes souvenirs marquants de cette expérience, s’il te plait ?

Je me souviens de la première nuit sur le bâtiment. C’était le début de l’été, l’année dernière. Le bâtiment vibrait, comme un chat qui ronronne. Comme un animal qui dort. Là-haut, la nuit, tu entends tous les bruits du 93, de Paris même. Et à partir d’une heure trente, tout s’est calmé et le bâtiment a commencé à vibrer. C’était comme toute cette vie accumulée, qui ressortait, qui s’échappait, et tellement ça s’échappait fort, ça faisait vibrer le béton, c’était super fort à vivre. Plus, je passais du temps sur le bâtiment, plus j’avais des souvenirs d’enfance qui remontaient, notamment avec les odeurs. J’avais des odeurs très fortes de mon enfance qui me revenaient. Et parfois, il y avait des odeurs de bouffe, vers 18, 19 heures. Je savais que c'étaient à la fois les odeurs du passé du bâtiment et celles de mon propre passé… 

En quoi ce projet t’a transformé ?

J’ai réglé un truc très fort avec les amis d’enfance que j’ai laissé là où j’ai grandi et où ils sont restés pendant que j’ai eu une belle carrière, on a parlé de moi. J’ai réglé une vraie frustration qui est restée au fond de moi, comme une injustice qu’eux ont subi par mon départ mais que je souhaitais réparer, tout en en étant pas  vraiment responsable. J’ai pas encore tout compris, mais je commence à comprendre… J’ai fait le tour du monde avec le rugby, j’ai fait de belles choses, j’ai eu une carrière, j’ai écrit un livre. J’ai eu beaucoup de moments de lumière. Avec l’exposition, on va encore parler de moi. Pourquoi la lumière est toujours sur les mêmes ? Maintenant, ce que j’ai envie de faire c’est de déplacer cette lumière, la déplacer vers les choses qui n’ont jamais de lumière et je préfère en avoir beaucoup moins sur moi. Parce que ça ne sert à rien. L’histoire des Bosquets c’est l’histoire de France, qui doit être connue du début à la fin, de 1950 à 2020, et même après. Cette histoire-là ne sera pas dans les manuels scolaires. Les garçons que j’ai rencontrés, j’espère les avoir marqués un peu par ma présence… 

Qu’est-ce que ça te fait d’exposer ?

Je ne me suis pas beaucoup projeté dans ce qui va se passer, ce que je vais ressentir et pourquoi. Je fais, je m’applique. Et ce que je peux dire c’est juste que j’ai hâte de voir ce que ça va faire aux gens. 

Propos recueillis par Sakina Bahri