Vendredi 22 octobre 1999

Publié par Julien Lewkowicz

 

 

C'est un fantasme, un souvenir, ou les deux.

Je vois Béatrice, le regard droit, retors, et la langue perdue entre les lèvres. Je me concentre, je plisse les yeux. Elle se raidit, surprise, presque agacée. Je rêve d’une vieille Renault dans laquelle il n’y a plus d’essence. Béatrice débraye, pousse le levier au point mort, embraye et lâche un merde à voix basse puis un autre, à voix haute. « Ça ira » elle pense, puisqu’il y a une station-service de l’autre côté du boulevard périphérique. Je la vois grimper les escaliers en colimaçon et perdre équilibre; le bord de son escarpin droit se fendre mais elle tenir, se rattraper - parce que toujours elle se rattrape - à la rambarde en murmurant, un brin défaite, qu’elle ira chez le cordonnier. Puis Michèle, dans l’ascenseur, lui soupirer qu’elle n’a pas le temps de lui raconter son week-end; de toute façon elle n’a fait que bosser, et Béatrice, feindre de comprendre son empressement. 

Je me dis d’ailleurs qu’elle pense « quel métier quand même » en ouvrant son courrier à la hâte, qu’elle gagne le plateau à grands pas et qu’à lire le prompteur elle souffle d’évidence, l’air entendu, en ajoutant « quel métier de dingue quand même » pour elle-même, mais que l’homme assis à sa gauche l’entend et lui sourit l’air de penser qu’elle a raison, qu’elle est peut-être un peu folle mais qu’elle a raison et j’imagine qu’elle lui sourit en retour, machinale, et qu’elle murmure, comme on murmure pour mieux se rattraper si l’on se trompe, « Monsieur Chevènement… » en le saluant.

Je la vois tâtonner, le coeur battant, et retenir son souffle pour mieux s’étourdir.
Ce vendredi 22 octobre 1999, à 20h, quand Béatrice Schönberg se lance, sans rien savoir, et ouvre le journal télévisé en énonçant cette phrase sans corps : Madame, monsieur, bonsoir - voilà les titres que nous allons développer dans ce journal - l’arrestation de Maurice Papon à Gstaad la nuit dernière - la fin de la cavale pour cet ancien haut fonctionnaire placé dans un hôpital de Bern après un malaise et l’expulsion décidée par les autorités suisses se réunissant en séance extraordinaire cet après midi - Maurice Papon qui a été transféré a bord d’un hélicoptère de la sécurité civile - une pause à Pontarlier puis l’arrivée peut-être dans les minutes qui viennent à la prison de Fresnes - je veux croire qu’elle se sent vivante.

Ce même vendredi 22 octobre 1999, au volant d’une Renault Twingo violette qui lui vaut bien des railleries, un homme roule à vive, trop vive allure sur les berges de Seine. Il longe la première ligne du métro parisien, de l’esplanade de la Défense à la place de la Bastille et finit par se garer, d’un seul coup, sur le faubourg Saint-Antoine. Il débraye, pousse le levier au point mort, embraye et lâche un merde à voix haute puis un autre, à voix encore plus haute, avant de gagner l’hôpital à la hâte. Il y a quelques mois, Françoise, sa mère, glissait bêtement de sa chaise et se brisait le col du fémur. On peut lire, sur le rapport du médecin de garde, qu’après son transfert dans le service de gérontologie pour rééducation motrice, l’équipe médicale qui suivait Françoise s’était empressée de mener examens et explorations complémentaires en bataille et que l’échographie abdominale n’avait quasiment rien révélé si ce n’était, on peut le lire, un foie de taille, d’échostructure et de contours normaux en dehors d’une petite calcification nodulaire du segment VI en rapport avec un granulome, une vésicule biliaire petite, à parois fines mais alourdies par des calculs d’aspect cholestérolique, des reins de petite taille avec atrophie corticale et kystes bilatéraux, une rate et un pancréas normaux. Pourtant, ce vendredi 22 octobre 1999, Françoise meurt dans les bras de sa belle-fille, ma mère, qui murmure fébrilement un Chema Israel. Les hommes en ont habituellement le privilège mais le conducteur de la Twingo violette, mon père, est en retard. 

J’ai cru un jour reconnaître mon grand-père à la une d’un magazine quand j’étais enfant. Je m’étais exclamé, fier, « mais c’est Papi Maurice » - il s’appelait Maurice, lui aussi, enfin Mojzesz - Ma mère m’avait répondu « non, mon chéri, c’est Maurice Papon ». Maurice c’est mon troisième prénom.

Il y a des vies que la peur gâche et que l’on perd à tout cacher. Avant le 22 octobre 1999, Papon n’avait jamais fui mais ma grand-mère, elle, n’avait eu de cesse de s’échapper. Elle redoutait qu’on la traque; qu’à baisser la garde elle finisse par se perdre. Quant à moi, qui peux vivre au grand jour, j’ai le souffle court et je ne crois pas que cela soit un hasard.

Il n'y a rien pour raconter

J’étais jaloux, plus jeune, de ne pas avoir survécu à « l’horreur ». Je voulais raconter. Je voulais être regardé en silence; que l’on ait peur de m’interrompre. Je voulais à tout prix que ma vie soit le récit d’une émancipation. Plus encore, je rêvais qu’elle puisse être une référence. Adolescent, je lisais et, parfois, j’écrivais sur un skyblog à la ligne éditoriale bien hétéroclite, entre deux déclarations d’amour à mes amies de l’époque, quelques textes sur l’Holocauste. Je ressassais la même hantise; si le hasard m’avait fait naître avant la guerre, je n’y aurais sans doute pas survécu. Là se jouait tout mon paradoxe, d’ailleurs. Et, à l’époque, je ne parvenais pas à m’en défaire. Ma mère, qui s’accommodait de cet héritage avec complexité, comme tous les juifs séfarades qui n’ont pas connu la déportation (comme si la culpabilité de ne pas avoir été décimés s’ajoutait à la douleur) avait confié à mon père, assez fort pour que je puisse l’entendre, qu’elle s’inquiétait. 

Maintenant, les choses me paraissent plus évidentes, alors même que je suis persuadé de faire chier le monde. On m’a souvent suggéré d’en parler avec clarté. Comme si, aujourd’hui plus qu’hier, le monde risquait de ployer sous sa propre gravité. Un temps je voulais écrire sur les relations sexuelles entre déportés à Auschwitz-Birkenau, mais l’idée en a fait grimacer plus d’un, à commencer par mon père. L’image de deux corps décharnés qui tentent de s’emboîter sans se transpercer l’un l’autre, sans doute. 

Si seul le fait que la mort de ma grand-mère coïncide avec la dernière arrestation de Maurice Papon, me vienne pour parler aujourd’hui de la guerre, c’est parce que je n’ai rien d’autre à raconter. Mes grand-parents m’ont absolument tout caché.

Il y a quelques années j’ai trouvé, sur une plateforme de recherche en ligne, la demande d’aide à l’organisation internationale des réfugiés déposée par mes grands-parents en 1951. Ils vivaient à Rome à l’époque, via Cavour. Je lisais, au recto du formulaire, une chose que je savais déjà : mes grands-parents avaient eu l’intention de gagner le Canada, mais mon père était tombé malade peu de temps auparavant, les obligeant à faire étape en France le temps de sa guérison. Au verso, je lisais pour la première fois que mon grand-père avait d’abord été interné dans un camp de travail allemand, Sachsenhausen puis à Mauthausen, en Autriche.  

Je suis allé à Sachsenhausen. C’est à quelques kilomètres au nord de Berlin. Il ne reste qu’une vaste étendue de pierres et deux ou trois baraquements. Curieusement, je n’ai pas réussi à y voir mon grand-père, comme si les « images » que je m’étais déjà faites me suffisaient. Tout comme la première fois qu’on entre chez quelqu’un. Il faut du temps pour que le « chez-soi » que l’on se figurait se dissipe. La réalité trahit l’imaginaire; elle le rectifie. Je n’ai pas eu d’autre choix que de faire l’inverse.