« Brouillons de mondes » est un projet de recherche et d’écriture (théâtrale, cinématographique) ayant comme point de départ notre réalité contemporaine et s’en éloignant par le prisme de la fiction. Comment transposer notre réalité en une fiction imaginaire de type anticipation afin d’avoir des outils pour mieux appréhender la complexité de notre monde ? C’est une tentative de mise en place d’un cadre protocolaire d’écriture suivant les principes des œuvres dites d’anticipation. Avec les élèves, il s’agira notamment de concevoir de façon individuelle puis collective un monde utopique cohérent, avec ses règles, son histoire, sa philosophie, son organisation en société. Nous aborderons ce projet sous différents angles artistiques : le documentaire (interviews, photographie), arts plastiques (surimpression de dessins sur des photographies), exercices d’écriture (conception d’une narration).
« Brouillons de mondes » prend comme point de départ le constat d'une génération, la mienne, gavée d'images apocalyptiques. Entre les différentes catastrophes naturelles, les attentats terroristes, les conflits armés qui éclatent de part et d'autre de la planète, nous recevons constamment de l'information liée à la peur d'une possible et imminente fin de l'humanité. Cette extinction de l'espèce humaine est d'autant plus véhiculée par les films et les séries qui depuis une vingtaine d'année poussent à l'extrême la fascination pour une proche apocalypse. Je dis fascination, car c'est bien de cela dont il s'agit - si la peur est présente et que le film permet, par un effet cathartique, de s'en délester le temps d'une soirée, elle n'est jamais dissociée d'une fascination pour le pire, de cette propension à imaginer la fin pour tenter de retrouver le présent. Cet étrange appel morbide que je retrouve dans les romans d'anticipation m'a toujours interpellée et c'est pourquoi je souhaite analyser plus en profondeur cet élément sociétal. Le bug de l’an 2000 ? La fin du monde programmée le 21 décembre 2012 ? La prise d’ampleur du mouvement des survivalistes ? La fin du monde semble être un élément désirable car elle permet en fait d’imaginer une autre manière d’envisager notre civilisation. C’est en cela que la science-fiction, en créant des utopies et dystopies, prend en charge l’imagination d’un système nouveau afin de combler le VIDE des incertitudes de notre temps. C’est sur la base de ces questionnements que prend racine mon désir de recherche d’écriture pour cette résidence. J’aimerais commencer ma recherche en analysant les modalités de l’écriture d'anticipation (cinématographiques ou littéraire), afin de comprendre comment celle-ci est construite. Il s’agira de créer une grille d’analyse me permettant de comparer diverses œuvres d’anticipation (de l’essai philosophique au film de science-fiction en passant par la fantasy), qui me servira alors de protocole d’écriture. En effet, l’objectif de cette recherche est de trouver un processus d’écriture d’anticipation : de trouver une manière de transposer le monde d’aujourd’hui en une réalité autre, qui contienne des ressemblances et des différences et surtout qui puisse mettre en lumière les contradictions et espaces d’incertitudes de notre monde contemporain. Le passage par la fiction est un élément essentiel de mon travail de metteure en scène : même si les sources d’inspirations sont documentaires, factuelles ou d’actualité, j’ai toujours préféré un théâtre qui puisse transposer ces éléments vers autre chose, de plus onirique, de plus étrange, un miroir grossissant de la réalité comme disait Hugo. Par exemple, un des personnages de mon prochain spectacle décide de devenir un poisson, parce qu’il ne souhaite plus appartenir au monde des humains et qu’il se sent mieux dans l’eau. Je n’explique pas forcément comment il le devient, mais je suggère simplement que c’est possible, et le spectateur accepte. Passer par le prisme de l’imaginaire est pour moi une manière de trouver un outil permettant d’affronter la complexité du monde. D’un point de vue politique, le passage par le fantastique ou le merveilleux est une façon de se dire : et si c’était différent ? C’est ce pouvoir de la fiction à se dire « et si… » qui me pousse à travailler dans cette direction. En effet, je crois que si nous nous laissions nous-mêmes imaginer que les choses peuvent être différentes, nous nous autoriserions alors d’autres modalités de pensée qui ne sont pas conditionnées : et ce débordement-là est politique. De ce point de vue, je suis certaine que le contact avec les enfants - qui a priori ne sont pas encore totalement conditionnés - m’aidera à élargir mon imaginaire et à déborder du cadre. Ce travail d’écriture s’accompagne également d’une recherche sur les espaces. L’architecture et les lieux où prennent corps les récits d’anticipation sont toujours très sophistiqués. Cet aspect là sera davantage porté par les médiums de la photographie et de la vidéo. Comme je suis fascinée par les espaces résiduels (ces espaces délaissés, qui n’ont pas de fonction, souvent des endroits où s’entreposent les déchets et où de nouvelles espèces microbiennes se développent), je compte explorer les villes à la recherche de ces espaces où l’on trouve ces fentes qui font naître les révolutions. En effet, je crois que c’est dans ces espaces résiduels que peuvent se fomenter de nouvelles façon de penser et de s’organiser. Cette collecte d’espaces délaissés me permettra alors d’ancrer le travail d’écriture dans une réalité concrète, et me suggérera des espaces, des formes, des matières et des couleurs. Je pourrais ensuite constituer le cadre de la fiction et décider de sa forme finale - théâtrale ou cinématographique. Les livres, les films et les musiques sont mes compagnons de route, en voici une petite liste non exhaustive : - Le langage de la nuit - Essais sur la science-fiction et la fantasy, Ursula Le Guin - La Paranoïa, Rafaël Spregelburd - Ore, Gabriel Calderon - Les bébés de la consigne automatique, Ryu Murakami - Le meilleur des mondes, Aldous Huxley - Quitter la terre, Joël Maillard - Stupeflip Comme une fouille archéologique, ma recherche nécessite du temps. J’ai la sensation que le dispositif « Création en cours » offre le cadre idéal à cette fouille. Les allers-retours entre les phases de recherche pure, d’exploration urbaine et de transmission avec les élèves me permettront en effet de densifier l’écriture, de l’élaborer tout en laissant la place au vide, à l’incertitude et au doute. Il reste très rare, dans notre monde occidental qui roule à toute allure, de trouver des espaces de doute et de remise en question sans que cela soit pris pour du simple dilettantisme. Aussi, ce serait pour Audrey et moi une très belle opportunité de s’offrir ce temps de recherche sans nécessité de restitution immédiate.
Pas-de-Calais
Par le(s) artiste(s)