Avant dîner, bribes de l'enfance (titre de travail)
Portraits de familles, construits en plusieurs séries de diptyques associant parent(s) d'un côté et enfant(s) de l'autre.
À l'école, chaque jour de la semaine, la sonnerie retentit longuement à la fin de l'après-midi. Les enfants se précipitent vers le portail de la sortie pour retourner chez eux, seul, entre camarades ou avec un/des membre(s) de leur famille.
À la maison, les rayons du soleil couchant traversent les fenêtres et illuminent les lieux. Cet instant chaud et éphémère se produit juste avant la tombée de la nuit.
Les enfants vaquent à leurs occupations, dans leur chambre, le salon, la cuisine ou même dehors. Les parents préparent à manger, c'est bientôt le dîner.
Lors de mon enfance, j'ai vécu dans une famille modeste avec mes parents et mes deux grandes sœurs à Lyon. Mon père travaillait dans son atelier sur place, il était ébéniste et ma mère aidait mon père et s'occupait de la maison. J'ai grandi dans un contexte où tous les soirs de la semaine, après l'école, je rentrais et j'errais dans les pièces de la maison, entre le son de l'atelier de mon père et la préparation du repas cuisiné par ma mère. Je devais faire mes devoirs, mais je préférais dessiner, jouer ou regarder la TV. Vers le début du printemps, le soleil se couchait juste avant l'heure du dîner et les rayons orangés du crépuscule remplissaient la cuisine et le reste de la maison. À ce moment précis, je me postais à la fenêtre de ma chambre et je regardais la rue d'en face, baignant dans ces teintes surréalistes. Je ne m'en détachais que lorsque ma mère m'appelait pour dîner.
Désormais, j'éprouve une certaine mélancolie concernant cette période de mon enfance, où chaque soir il y avait comme un moment de suspens et fuyant dans le quotidien, où cette lumière et cette ambiance bousculaient légèrement le rythme de la journée pour passer au soir. Quand j'y pense, je me remémore ma chambre où j'étudiais et jouais, je pense aussi à la cuisine et à ma mère qui cuisinait chaque soir pour toute la famille. Je me souviens des meubles en bois, du trou dans le plafond de la cuisine, du carrelage multicolore, du son ambiant de la TV allumée et des discussions en russe entre mes parents et mes sœurs. J'ai l'impression que cet instant, si éphémère, peut être la meilleure illustration de ma vie de famille, à la période de mes 9, 10 et 11 ans.
En tant qu'artiste photographe, je me concentre essentiellement sur les portraits, notamment les portraits de famille. J'aime rencontrer des personnes et en faire des personnages dans mes images. Leur pose, leurs vêtements et leurs accessoires expriment leur personnalité, leur histoire et le milieu social d'où ils peuvent venir. J'ai travaillé dans des contextes différents comme une salle de classe, une salle des fêtes ou un studio. J'ai une approche assez documentaire et j'aime travailler en série, pour créer des sortes d'études photographiques, où le spectateur peut observer cette multitude de différences et micro-différences entre chaque personnage/famille. Pourtant, je ne me suis encore jamais rapproché de l'intimité des familles, je ne suis jamais rentré chez eux et je n'ai jamais pu créer une vraie immersion avec ces personnes.
Pour ce projet, je voudrais rencontrer les enfants dans un premier temps et partager mes souvenirs d'enfance et l'importance que je donne à certains moments si simples et si banals. Je voudrais questionner le rapport qu'ils ont avec leurs familles et leurs souvenirs. Quelles sont leurs habitudes et leur routine. Les relations avec leurs frères et sœurs, leurs parents et le confort qu'ils possèdent avec les membres de leur famille, ainsi qu'avec leur maison/appartement.
Je souhaite aussi partager avec les élèves l'importance qu'a la photographie vernaculaire pour laisser une trace, une mémoire et créer de la curiosité pour les lecteurs, même en dehors du cercle personnel et familial.
Le contexte des futures images démarre au moment où, après les cours et une fois rentré à la maison, l'enfant vaque à ses occupations et où le père/la mère/la sœur/le frère/ - ou quelqu'un prépare le repas. Vivent-ils dans une maison ou un appartement ? Est-ce une famille nombreuse ? Qui prépare le repas ? Quel est le repas préparé ? Que fait l'enfant à ce moment ? Est-il dans sa chambre, dans le salon ou même dans la cuisine, en train d'assister à la préparation du repas. Chacun a sa routine, mais le point commun qui réunit chaque famille est le moment du dîner. Il y a toujours ce moment où le plat va bientôt être servi et où les enfants vont être appelés pour manger. Il y a toujours ce moment où le soleil se couche et conclut la longue journée de l'enfant et du parent. C'est à ce moment là que je veux dresser le portrait de la famille. La lumière rentrera par la fenêtre, dans une petite chambre remplie d'affaires ou dans un grand salon à la décoration soignée et épurée. Le rayon touchera peut-être l'arrière de la pièce et le père, qui préparera le repas, sera seulement illuminé par les néons de la cuisine, sur un plan de travail encombré. Ou bien, l'enfant sera durement ciblé par le rayon chaud du soleil, assis à son bureau. Ce moment, si bref, nécessitera une démarche à plus long terme qu'une simple journée et il faudra faire plusieurs essais pour capturer la bonne photo.
La mise en scène des images sera donc très naturaliste, mais nécessitera le bon timing ainsi qu'une bonne connaissance du décor et des habitudes de la famille. Je ne serais pas là pour briser ou mettre en pose la routine, mais simplement pour l'observer et l'illustrer.
Je veux travailler avec mon appareil argentique moyen format Hasselblad. Il offre une très bonne dynamique et un confort inégalable pour les portraits en lumière naturelle. Avec ce matériel, je n'aurai pas besoin d'installer de l'éclairage artificiel et je me ferais donc discret. Je choisis l'argentique, car je ne cadre et ne déclenche pas mes photos aussi facilement et rapidement qu'avec un appareil numérique. Le rapport que j'ai avec le sujet est beaucoup plus précieux et la prise de photo est plus longue, plus méticuleuse.
À la fin, j'avais imaginé présenter les portraits sous forme de diptyques. Fabriquer un échange entre deux constantes : l'enfant d'un côté, dans sa chambre ou ailleurs et de l'autre côté, la personne s'occupant du repas, dans la cuisine. Ce dispositif restera le même pour toutes les séries et donc pour toutes les familles, ainsi que la lumière (étant donné le moment de la journée qui restera commun à tous). Il permettra de montrer le contexte de la famille sous deux dimensions, comme une visite ou une entrée dans la maison et dans le quotidien de la famille. Je me pencherais d'un côté sur la préparation du repas et, pourquoi pas, si l'enfant est dans la même pièce que la personne en charge de cuisiner, capturer la pièce vide, quitté par l'enfant.
Je peux décrire ce projet autant comme des portraits d'enfants à la maison (image de gauche), comme des portraits de mères/pères en cuisine (images de droite) que comme des portraits de famille (combinaison des deux images). Ce projet est né d'une réminiscence personnelle qui m'a guidé à mettre en forme des photographies très simple et surtout d'une envie de partager cette tendresse, cette énergie et cette mélancolie que peut communiquer la vie de famille, un soir de printemps et avant le dîner.
Par le(s) artiste(s)