L'Œil de lièvre est une tentative de réincarnation d’un souvenir collectif révolu. Cette pièce pour cinq acteur·rices et vingt-cinq fantômes repose sur la création, en amont, d'un spectacle en milieu scolaire, dont il s’agira ensuite de faire la reconstitution, une fois les enfants rentrés chez eux. Les personnages adultes, monstres nostalgiques en quête de souvenir, chercheront à raconter, entre soliloques somnambules et spectres du passé, ce que fut un moment de joie partagée avec la communauté d’enfants.
La création du spectacle se fera donc en deux temps : dans un premier temps, le travail exploratoire avec les enfants, qui aboutira à une première pièce, L'Œil de lièvre : Le Mythe fondateur (I). Dans un second temps, la pièce finale avec les acteur·rices du Groupe T : L'Œil de lièvre : L’Exil (II).
Ce projet de création théâtrale est parti du désir de travailler sur la thématique du monstre, en tant qu'être qui provoque effroi ou saisissement, peut-être dégoût, en tous cas surprise : un être face auquel on ne peut pas rester indifférent, et dont la rencontre nous modifie nécessairement. Le monstre est un morceau d’incompréhensible, une créature qu’un seul coup d’œil ne suffit pas à identifier, à assigner, à classer, et sur lequel on butte : face aux images sur lesquelles le regard glisse, le monstre doit être un corps dans lequel se cogner.
Je crois en la nécessité de redonner à l’autre, à celui ou celle qui diffère de nous, force de remise en question de notre propre vie, de nos propres certitudes. Faire de l’autre un monstre, c’est une manière d’affirmer que nous pouvons nous transformer à son contact, et que son chemin n’est pas croisé en vain.
J’ai le sentiment que le théâtre peut proposer un rapport à l’autre de cet ordre-là: mettre le public en présence de monstres, c’est faire le choix de l’irrationnel et du non reconnaissable, du tout sauf rassurant, et faire le pari que puisse surgir pour les spectateur·rices, au contact d’une langue monstre, de corps monstres, d’un espace et d’une fiction monstres, quelque chose d’inouï.
L'Œil de lièvre : deux spectacles en un
J’ai décidé de mêler ma compagnie de théâtre à l’aventure de Création en Cours, en intégrant pleinement les temps de transmission avec les élèves à notre processus de création, et de monter un premier spectacle avec les enfants, cinq acteur·rices de la compagnie, le scénographe, et l’auteur avec qui je travaille. Ce spectacle en milieu scolaire sera le point de départ de notre fiction, mythe fondateur dont découlera la pièce future.
Le mythe fondateur sera l’occasion pour nous d’élaborer un univers monstrueux influencé par la présence des enfants, et nous permettra d’obtenir un terreau fertile dans lequel nous piocherons pour la pièce définitive (L'Exil). L’idée est donc que notre pièce à venir soit fondée sur le souvenir et sur la trace de cette expérience en immersion dans la classe, et que le spectacle réalisé avec les enfants soit pensé, dans la fiction, comme le passé de notre pièce future. Ce travail sera largement documenté, de manière à garder des traces vives de la période en immersion : enregistrements sonores et vidéo, dessins et témoignages des enfants, textes écrits pendant la période, tous types de documents viendront enrichir notre matériel de base.
Mon enthousiasme premier à travailler avec des enfants sur une nouvelle pièce a été de m’intéresser à la question de la reconstitution au théâtre, c’est-à-dire à ces moments où les personnages, pour raconter le passé, sont amenés à le rejouer. Car la question qui s’est immédiatement posée, face à l’inclusion d’une classe d’enfants au processus de création, a été : qu’allons-nous regretter de cette période ? Qu’allons-nous en retenir ? Et comment en rendre compte dans la pièce qui en résultera ? Plus largement, je me suis intéressée aux états intérieurs qui poussent à la reconstitution : est-ce le rêve ? La mélancolie ? La dépression ? La joie ? Tout théâtre s’emploie à « refaire », s’ancre dans un cercle de répétitions, tantôt douloureuses, tantôt heureuses, mais la question centrale reste la même : pourquoi, aujourd’hui, ici, sommes-nous rassemblé·es, d’où vient cette nécessité collective du « refaire » ?
L'enfance: un réservoir de monstruosité
Le spectacle L'Œil de lièvre. Le Mythe fondateur (I) tirera sa force de la présence double de nos cinq acteur·rices et des vingt-cinq élèves : de la manière dont les moments de joie, comme les moments de deuil, de doute, et de violence, prendront forme. Par le cri, l’égoïsme, la turbulence, la grossièreté, l’avidité, et par sa manière propre d’aborder la sexualité, l’enfance possède cette qualité monstrueuse de force de proposition pouvant nous faire changer notre manière de voir le réel, en mettant le pied dans la porte de nos interdits et nous obligeant à les questionner. Et c’est également dans son incroyable propension à la douceur, au repli familial et à l’amitié, que l’enfance permettra de comprendre ce que sera véritablement notre luxe, à mi-chemin entre la perte fictive d’une monstruosité acceptée, le temps d’un moment béni d’ouverture, et la perte, réelle, pour notre équipe, de notre propre enfance et de la leur, en un mot : qu’avons-nous perdu et qu’allons-nous perdre ?
Le fait que nous puissions commencer notre création par une longue phase de recherche en immersion en milieu scolaire, auprès d’enfants de neuf et dix ans, est une grande chance : car nous considérons les ateliers non comme une étape de transmission, où le savoir descendrait verticalement des acteur·ices ou des collaborateur·ices artistiques vers les enfants, mais véritablement comme un moment de fermentation vampirique, où nous allons tout faire pour nous laisser contaminer par l’enfance, afin que la pièce survivante à ce tourbillon soit nécessairement chargée, ramassée : une condensation de tout ce qui aura eu lieu pendant six mois. L’idée pour la direction d’acteur·rice est une recherche d’étrangeté dans le jeu par un contact avec l’enfance fondé sur l’imitation et le refaire : d’ateliers en ateliers, cinq figures majeures, personnages à incarnations multiples, vont émerger et diviser les élèves en cinq groupes, chacun d’entre eux comptant l’un des acteur·rices de la compagnie. Ces personnages-groupes développeront leurs spécificités, reposant sur une observation rigoureuse des un·es et des autres, et visant in fine à l’obtention d’une entité mouvante autour de caractéristiques communes. Lors de « L’exil », ne resteront plus que les acteur·rices : comment, à cinq acteurs et actrices, faire revivre ce qui s’est déroulé avec les vingt-six enfants ? Comment incarner, seuls, la multiplicité ? L’ambition de la direction d’acteur·ice est ainsi de saisir la monstruosité sur deux flancs : un angle thématique inspiré de l’enfance et de son absence de filtre ; et un angle technique fondé sur l’imitation et le re-jouer : faire en sorte que les acteur·ices adultes soient habité·es par l’enfance à tel point qu’elle semble parler par leur bouche. Le monstre ainsi saisi dans son caractère d’étranger à lui-même et de personnalité plurielle et mouvante sera l’horizon d’attente de mon travail spécifique sur le jeu.
Par le(s) artiste(s)