Vergine Keaton

Deux ou trois choses sur Vergine Keaton

Par Vergine Keaton

Le

Artiste visuelle, Vergine Keaton réalise des films d’animation à l’iconographie et aux rythmes singuliers. Elle travaille à la réalisation de son premier long métrage, Bataille.

Inspirations

Inspirations

« Au départ de chaque création, il y a des images, relativement imprécises, diverses, éparpillées. C’est souvent à la faveur de lectures que je parviens à déterminer plus directement le décor et l’histoire – Antigone de Bauchau pour Je Criais contre la vie, la poésie d’Empédocle pour Le Tigre de Tasmanie. Pour mon nouveau projet, Bataille, je m’intéresse à l’architecture, ou plus largement aux espaces qui entourent les hommes, qui structurent leurs manières de vivre, de se déplacer. En lisant Le Désastre de Pavie, de Jean Giono, j’ai trouvé une situation qui faisait écho à ces premières intentions. »

Se replacer du côté des humains

Mes films précédents se situent hors du temps humain, ils mettent en scène des temps géologiques que l’on ne peut pas percevoir à l’échelle humaine. J’avais envie, pour Bataille, de me replacer du côté des humains. Cependant, cela ne m’intéresse pas de décrire et d’animer un personnage singulier, réaliste ; mon style graphique ne se prête pas à cet exercice, je ne suis pas dans le cartoon qui recourt par exemple à l’exagération des traits et des mouvements. 

C’est donc plutôt le groupe humain qui concentre ma recherche, en particulier ses déplacements, situés et contraints dans un environnement, donné. Comme les groupes d’animaux dans Je criais contre la vie.

Des images familières

Des images famillières

« Je pars toujours d’iconographies préexistantes : peintures et gravures, issues de la culture populaire et classique. […] Je cherche des motifs qui appartiendraient à notre mémoire collective, que l’on a la sensation d’avoir déjà vus. Dès que la première image apparaît, on doit pouvoir se projeter dans une histoire commune et connue. Ces images semblent par conséquent familières, un peu comme les thèmes et les histoires que je mobilise, mythiques ou pré-existantes – Antigone ou la création du monde d’après Empédocle. Je fabrique donc des images familières, mais aussi très singulières et étranges. […] »

« Dans mes films, je recours beaucoup à la répétition : des cerfs et des chiens qui courent, des écroulements de nature, un volcan en éruption, un tigre en cage, un glacier qui fond, un paysage de montagne. Ce que j’aime, c’est que l’on se mette progressivement à voir ces motifs, donc je les joue et les rejoue. L’idée est qu’on progresse de l’animation des éléments à l’animation de la matière même afin d’accéder, par exemple, à la matière même du glacier, à sa profondeur et à son histoire. S’agissant des cerfs, on les voit d’abord courir – ils font leur boulot en quelque sorte – puis on perçoit peu à peu le moindre sabot qui se plie, d’une certaine manière. Je cherche à faire du détail un événement. »

Un long métrage, une longue bataille

Un long métrage

« Je veux que le long métrage soit une longue bataille d’une heure, qu’il n’y ait rien d’autre, mais que cela devienne le portrait des hommes. Je pense à des allégories que j’aime beaucoup comme celle de Lorenzetti sur les effets du Bon et du Mauvais gouvernement, que Patrick Boucheron décrit dans l’avant-propos de Conjurer la Peur. La fresque figure à la fois de manière générale et synthétique les caractères du bon et du mauvais gouvernement, mais ce qui nous intéresse et nous émeut le plus, ce sont des détails, comme celui de deux corps rapprochés dont les mains sont posées l’une sur l’autre. Je veux montrer la grande bataille tout en permettant d’accéder sans arrêt au détail.

Mon souhait de long métrage ne procède pas d’une logique de production comme c’est souvent le cas dans le cinéma (ou le court métrage est une marche vers le long), mais d’un sentiment de frustration que j’avais éprouvé en réalisant Le Tigre de Tasmanie. J’avais alors envie de dérouler certains plans durant plusieurs minutes, que le glacier fonde – par exemple – durant au moins trois minutes. Ce qui est complètement incompatible avec le format du court. […] »

Accompagner les lycéens de Clichy-sous-Bois, Montfermeil et des environs

« Le fait visible et marquant, c’est le manque de mixité dans le champ de la création contemporaine. […] Il faut essayer de comprendre les raisons de cette absence de mixité, en particulier dans les écoles d’art : n’y a-t-il pas de place dans ces formations pour les jeunes gens issus d’autres milieux sociaux et culturels ? Les empêche-t-on d’y accéder ou bien n’y vont-ils tout simplement pas ? Pour quelles raisons s’interdisent-ils d’envisager ces cursus ? Quelles représentations ont-ils de ces cursus et de leurs débouchés ?

À l’École nationale des arts décoratifs où j’enseigne, le problème n’est pas tant que des candidat·e·s ayant des profils plus divers ne passent pas le cap des épreuves d’admission mais qu’ils ne s’y présentent pas. Et je ne parle pas uniquement des jeunes issus des banlieues mais aussi de ceux provenant de petites villes ou de milieux ruraux. 

"Ce n’est même pas que nous avions peur, c’est qu’il s’agissait d’une autre catégorie. Il y avait nous et celles et ceux qui étaient au-dessus. C’est ce mécanisme qu’il faut dépasser."

Avec les Ateliers Médicis, nous travaillons à un projet de parcours ; il se construit avec les enseignants. Dans l’ensemble, le projet est simple : rencontrer les élèves en début d’année scolaire, leur présenter qui nous sommes et pourquoi nous venons à leur rencontre, leur expliquer pourquoi il est important qu’ils et elles intègrent ces écoles. Leur expliquer qu’il n’est pas si compliqué d’y entrer et qu’il y a des métiers et des débouchés à la clé. Organiser des rencontres avec des artistes et des acteurs de la production artistique. Il s’agit aussi, et c’est essentiel, de créer une cohésion, un groupe de soutien mutuel, d’échange et d’inspiration. Dès cette année, nous avons accompagné une quinzaine de jeunes aux portes ouvertes de l'école des Arts déco. L’effet est immédiat : cela ouvre des portes sur des mondes qui semblaient très éloignés. Pour la suite, nous accompagnerons dans la préparation celles et ceux qui confirment leur intention de passer des concours.

Un des préjugés importants qui explique le manque d’intérêt des lycéens issus des classes populaires est d’ordre économique. La représentation qui prévaut est celle d’artistes bohèmes qui ne peuvent se consacrer à l’art qu’à la condition d’être rentiers ; ou à l’inverse, d’artistes stars qui réalisent des coups et gagnent des fortunes un peu comme les joueurs de foot. […]

J’ai passé un bac arts appliqués à Saint-Étienne, nous présentions les concours d’écoles mais en aucun cas les plus prestigieuses comme l’ENSAD ou l’école Boulle. Ce n’est même pas que nous avions peur, c’est qu’il s’agissait d’une autre catégorie. Il y avait nous et celles et ceux qui étaient au-dessus. C’est ce mécanisme qu’il faut dépasser. 

Ces écoles sont aujourd’hui en demande d’écritures différentes ; il faut donc veiller à ne pas faire entrer ces jeunes aux parcours différents dans un moule, nous devons – et nous allons – au contraire les encourager à affirmer leur singularité.

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